Qu’ont en commun une voiture et un ordinateur ? Durant un siècle, un bidouilleur amateur pouvait réparer beaucoup de petits bobos de sa voiture lui-même ; rien qu’en ouvrant le capot, il voyait d’où sortait la fumée et pouvait remplacer l’huile moteur ou le liquide de refroidissement en un coup de main. Aujourd’hui, sous le capot de la majorité des véhicules, il n’y a plus qu’un caisson soudé que seul le garagiste disposant de l’agrément et de l’équipement électro-technique nécessaire peut ouvrir, analyser et réparer. Les premiers geeks – qui s’appelaient alors encore « amateurs » ou « fanatiques » – s’étant acheté un ordinateur personnel il y a vingt ans, au siècle dernier, devaient forcément s’atteler à la programmation rudimentaire de leur outil, faute de quoi ils ne pouvaient simplement pas l’utiliser. Aujourd’hui, un ordinateur, notamment un Apple, est un univers fermé sur lui-même, à l’ergonomie très user-friendly, mais dont on a l’impression que l’on ne peut plus guère l’influencer. Lui est-on complètement soumis pour autant, dépendant de ce qu’il offre (contre monnaie sonnante et trébuchante la plupart du temps), sans pouvoir décider soi-même de ses programmes et fonctionnalités ?
Jeudi soir, 18 heures, à Bonnevoie. Dans l’espace Level2 de HackerSpace, Steve Clement attend ses élèves, tous volontaires, qui suivent le Coder-Dojo qu’il y offre chaque semaine. Les jeunes ont entre douze et 18 ans, « mais s’il y en a un de huit ans qui veut participer, on ne va pas le renvoyer. » Leur mission ? Programmer. Apprendre. Percer la logique du système. Steve Clement, la trentaine entamée, urbain et branché, travaille en journée pour le Circl (Computer Incident Response Center), une sous-section du groupement d’intérêt économique Smile (Security Made in Luxembourg), qui regroupe les ministères de la Famille, de l’Éducation nationale et de l’Économie ainsi que les syndicats des communes Syvicol et Sigi. Transmettre une approche rationnelle et une conscience critique de l’univers informatique sont parmi ses missions professionnelles au quotidien. Mais ce sont aussi ses passions privées. « Pour programmer sur ordinateur, on ne doit vraiment plus être expert aujourd’hui », dit-il, tout en ajoutant que son but n’est pas pour autant de faire des informaticiens de tous les jeunes qui viennent au Coder-Dojo.
Le concept des Coder-Dojo est mondial, les principes toujours les mêmes : ce sont des clubs indépendants, organisés par des volontaires, dans un environnement collaboratif et informel. Ainsi, Steve Clement ne se voit pas comme un enseignant mais plutôt comme un mentor, qui guide les jeunes à travers la jungle des possibilités plutôt que de leur faire apprendre des algorithmes par cœur. Les premiers pas dans la programmation, ils les font souvent en Scratch, un langage très graphique et visuel. « C’est un peu comme du Lego, explique Steve Clement, ils apprennent à déplacer et combiner des briques en couleurs ». Évolutif et dynamique, la plateforme est très répandue pour l’apprentissage de la programmation. « Les enfants obtiennent très rapidement un résultat attractif », affirme Clement, mais au-delà d’un certain degré de complexité, il n’y a pas de mystère : pour avancer, il faut lire, faire des recherches sur internet, développer pas à pas les opérations à exécuter. Discrètement à l’arrière-plan, Steve Clement est alors là pour guider les jeunes programmeurs et pour les motiver afin qu’ils n’abandonnent pas leurs efforts, frustrés de ne pas avancer assez vite, « puis quand ils trouvent le résultat tout seuls, quand ils le voient à l’écran, la satisfaction est d’autant plus grande ».
« Everybody in this country should learn how to program a computer... because it teaches you how to think » est cité Steve Jobs dans une vidéo de promotion pour le codage informatique publiée sur le site d’apprentissage Code.org, une vidéo dans laquelle défilent tous les jeunes créateurs d’applications devenues des succès mondiaux, de Facebook en passant par Twitter jusqu’à Dropbox et qui s’y remémorent leurs premiers pas dans cet univers, à quel âge ils les firent (aux alentours de dix ans), leur état d’esprit (la curiosité) et avec quel succès par la suite (la reconnaissance mondiale et le jackpot financier). L’Amérique, y lit-on, manque de milliers d’informaticiens, parce que l’enseignement est trop lent à réagir à cette attente de l’économie et du monde extérieur tout court. Même son de cloche de la part de la Fédération des industriels au Luxembourg – et même inertie de l’Éducation nationale, où on lit toujours Sartre, Camus et Max Frisch, en ignorant la vitesse avec laquelle le monde évolue. Et avec lui les attentes des élèves et de leurs futurs employeurs. Alors que même vingt ans de discussions enflammées n’ont pas réussi à faire entrer un cours d’éducation à l’image et aux médias dans les cursus, on ne parle même pas de codage informatique dans les cours généraux (à l’exception des enseignements spécialisés). Pourtant, les moyens financiers y sont, les équipements dernier cri seraient disponibles ; même pour les cours de langues, les enseignants pourraient avoir recours aux nouvelles technologies – si la majorité d’entre eux n’était pas aussi technophobe.
« L’informatique est tellement omniprésente dans nos vies que l’on ne peut plus l’ignorer », estime Steve Clement, qui regrette cette passivité de l’Éducation nationale. Car même une banale secrétaire de direction aura probablement à actualiser une page web plus tard, un assistant administratif à développer un système de collecte et d’exploitation de données informatiques... Alors, à travers des ateliers qu’il a proposés à l’International School au à Eis Schoul, ayant recours au geocaching et autres technologiques GPS, Steve Clement essaie de faire prendre conscience de toutes les applications des nouvelles technologies dans notre vie quotidienne – et des possibilités de les transmettre de manière ludique, qui ne corresponde pas à une heure de cours statique devant un ordinateur (par temps splendide en plus).
Parce que beaucoup de jeunes constatent qu’il n’y a qu’un pas entre le codage et la créativité, notamment en arts plastiques, Steve Clement les encourage souvent à se lancer dans cette direction : créer des images ou des objets en trois dimensions, qui peuvent être imprimés sur place grâce à l’équipement disponible au HackerSpace par exemple. Ou durant les ateliers Hack4Kids. Ou encore durant le prochain Hackathon, Game of code, qui aura lieu les 8 et 9 avril au Forum Geesseknäppchen et où des programmeurs de tous âge s’affronteront en une sorte de marathon du codage, se surpassant en vitesse et en imagination. Les jeunes du Coder-Dojo y participeront – et développent déjà des idées. « C’est simple, insiste Steve Clement, si tu cherches durant une heure à apprendre comment fonctionne un programme, tu gagneras plus tard mille heures dans son utilisation. »
N’ayant pas de formation de pédagogue, Steve Clement affirme se baser sur le bon sens dans son approche : « Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment fonctionne la créativité hors des cases prédéfinies... » D’où la référence à The cake is a lie, phrase culte du jeu informatique Portal, dans lequel les joueurs sont motivés par un morceau de gâteau qui les attendrait... mais qui s’avère n’être qu’un leurre. Une phrase sur la motivation que Steve Clement aime à utiliser en guise de slogan. « L’absurdité est pour moi un concept, explique-t-il. Je veux surtout que les jeunes se posent des questions et aillent voir ce qui se cache derrière la surface. » Et la programmation informatique n’est alors qu’une porte vers une philosophie plus générale d’interroger la complexité du monde.