Les dirigeants de la compagnie d’assurance La Luxembourgeoise ne décolèrent pas depuis l’annonce officielle, le 6 octobre dernier, de la reprise des activités de Fortis Luxembourg IARD par son concurrent Bâloise Assurances. L’identité du repreneur a surpris tout le monde, à commencer par les responsables de La Luxembourgeoise eux-mêmes.
En perte de vitesse sur le marché national, la compagnie considérait en effet avoir une sorte de « droit de préemption » sur les bijoux de famille, dans la mesure où des accords, qui ont maintenant plus de dix ans, la liaient à Fortis. Une convention avait été signée à l’époque presque légendaire des AG, une compagnie alors àl’agonie qui sera par la suite intégrée dans la constellation Fortis : Fortis IARD Luxembourg proposait ses propres produits d’assurance incendie, habitation ou risques divers. Elle ne disposait pas en revanche d’une offre maison couvrant les risques de la branche automobile (Responsabilité civile et casco). En vertu de ces accordsanciens, les agents agréés Fortis IARD et même Fortis Vie redirigeaient donc automatiquement leurs clients désireux d’une couverture auto vers des contrats estampillés à La Luxembourgeoise. Une clause de non-concurrence empêchait le piétinement et le meli-melo de clients. Pas question par exemple pour La Luxembourgeoise de profiter des données communes pour faire du racolage de clients chez Fortis et leur vendre des contrats incendie oumême des produits vie.
C’est d’ailleurs ce qui explique le double (Fortis et La Luxembourgeoise), voire le triple (s’ajoutait parfois une licence auprès de DKV pour l’assurance maladie) « encartage » des agents Fortis auprès du Commissariat aux assurances pour les risques que leur groupe ne couvraient pas au grand-duché. Une question évidente de masse critique et de rentabilité pour Fortis, qui s’est surtout positionnée sur le marché vie à l’international, avec un place dans le top cinq de la libre prestation de services jusqu’à très récemment.
La pratique du« multicartisme » des agents n’est pas une chose tolérable au Luxembourg, les grandes compagnies à tradition locale veillant jalousement à l’exclusivité de leurs agents, sauf pour les risques qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas couvrir ellesmêmes.Les accords entre Fortis et La Luxembourgeoise restent doncplutôt exceptionnels. Pour s’émanciper de ce carcan de l’exclusivité, un professionnel de l’assurance doit changer de casaque et revêtir les habits d’un courtier. À la différence de l’agent, dont les « assurés » ne lui appartiennent pas, le courtier peut revendiquer la « propriété » des clients et les promener là où l’intérêt de ces derniers est censé être le mieux défendu. La réglementation (nationale et européenne) veille précisément à cette indépendance des courtiers par rapport aux compagnies.
Selon des sources proches du dossier, Fortis s’était engagé plus oumoins formellement à solliciter en premier La Luxembourgeoise dans l’hypothèse où le groupe renoncerait à ses activités IARD au grand-duché. Il est bien connu qu’en affaires, c’est comme dans la politique : les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Une approche de pure forme aurait quand même bien eu lieu entre les dirigeants de Fortis et de La Luxembourgeoise, mais fut laissée sans suite après que Bâloise ait enchérit sur le prix de vente, prête à aligner 23 millions d’euros là où les autres candidats faisaient des offres près de moitié inférieures.
On prête d’ailleurs à La Luxembourgeoise, qui pensait sans doutel’affaire entendue d’avance, « l’offre » la moins avantageuse. Le portefeuille Fortis a fait d’autres envieux que La Luxembourgeoise.Dans la course aux parts de marché et à la taille critique, des assureurs locaux étaient, de manière plus ou moins formelle, sur les rangs pour enlever le morceau Fortis IARD.
Tous veulent bien sûr prendre la meilleure part du gâteau. Or, compte tenu de la relative saturation du marché luxembourgeois de l’assurance directe, la croissance est limitée. Le développement, peut-être même la survie pour certains, passe donc nécessairement par des acquisitions de portefeuille, quitte à en payer le prix fort, comme vient de le faire Bâloise Assurances.
Parce qu’il n’est pas extensible à l’infini, il n’y a donc pas 36 manières d’améliorer sa visibilité auprès des clients : il faut soit innover – comme vient de le faire Le Foyer la semaine dernière avec son offre Reeboufamily – soit piquer des parts de marché à ses concurrents. Ou les deux en mêmetemps. Axa, Le Foyer et mêmeAllianz n’ont jamais caché leur intérêt à une reprise de l’activité IARD de Fortis.
Le choix de Bâloise a été dicté avant tout par des considérations financières. L’intérêt du client et celui des agents de Fortis n’a pas été une des priorités. Bâloise a mis le plus gros paquet sur la table, alors que ses concurrents n’étaient pas disposés à aligner le même niveau. Sans doute parce que la reprise du portefeuille IARD est plus compliquée qu’il n’y paraît, en raison précisément des accords qui liaient Fortis à La Luxembourgeoise. Une fois faite l’annonce commune de l’accord entre Baloise et Fortis, le 6 octobre dernier, on pouvait croire que l’affaire n’allait plus être que formalités et allait être bénie sans réserve par le Commissariat aux assurances.
La réalité est plus compliquée. Dans les coulisses, les deux assureurs se livrent une bataille commerciale rangée comme jamais il n’y en a encore eu au grand-duché. Une atmosphère tirée aux couteaux qui est la démonstration que la douce quiétude qui baignait jusqu’àprésent le très captif marché de l’assurance IARD relève désormaisde l’histoire ancienne.
Le dossier de reprise devait être officiellement introduit cette semainedevant le régulateur luxembourgeois, qui pourrait, selon une source proche du dossier, mettre trois semaines à donner sa réponse. Onpeut toutefois se demander si le commissaire Victor Rod, précisément pour montrer qu’il a les mains libres, malgré sa filiation avec le monde des affaires (il préside le conseil d’administration de la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, la banque publique est actionnaire à 40 pour cent de La Luxembourgeoise et fait siéger dans le conseil d’administration de la compagnie d’assurance trois de ses dirigeants), se prononcera aussi rapidement, tant le dossier de la reprise est émaillé de zones d’ombre.
À se demander, vue la tournure des évènements, si les dirigeants deBâloise ne vont pas regretter d’avoir mis le pied à l’étrier. Les incertitudes sont nombreuses. À commencer par la principale : la réaction des clients. Personne ne peut garantir leur fidélité. Leurs contrats incendie et risques divers vont en principe basculer à Bâloise, tandis que leur couverture auto devrait rester à La Luxembourgeoise, si toutefois le statu quo est respecté et que les agents Fortis s’en tiennent à la décision des maisons-mères. Quid du respect des accords de non-concurrence conclus il y a près de vingt ans ?
On peut se demander si ces clauses résisteront longtemps au transfert de portefeuille de Fortis vers Bâloise, dont les activités couvrent aussi bien la vie que l’habitation et l’assurance automobile. L’acheteur s’est dit prêt à respecter le statu quo, permettant ainsi aux ex-agents Fortis de continuer à gérer comme avant leur fonds de commerce et vendre des assurance auto de La Luxembourgeoise. Ducôté de cette compagnie par contre, ça coince. Ses dirigeants digérant très mal l’idée de devoir partager des mêmes clients avec un de leurs concurrents directs. Contacté par le Land, Pit Hentgen, le directeur général de La Luxembourgeoise, n’a pas souhaité prendre position. Idem du côté des dirigeants de Bâloise Assurances.
Les hostilités entre les compagnies ont démarré immédiatement aprèsle 6 octobre, avec pour cible les agents Fortis. La Luxembourgeoisesemble avoir tiré la première. Ils ont été convoqués de manière collective, par le biais de l’association UAA qui les regroupe de longue date, le 9 octobre au siège de la compagnie. Selon des témoignages concordants recueillis par le Land, il leur fut expliquél’impossibilité pour eux de poursuivre une carrière de front sous lesdeux casquettes Bâloise et Luxembourgeoise.
Les agents devaient faire un choix : soit l’un soit l’autre, maisplus les deux en même temps, La Luxembourgeoise ne souhaitant faire aucune concession sur l’exclusivité de ses agents d’assurance.Les agents sont sortis mitigés de cette première réunion. Un seul agent a choisi pour l’heure le camp de La Luxembourgeoise, si on exclut les transfuges qui avaient fait le grand saut avant l’annonce officielle de la transaction, au moment où le groupe Fortis avait encore la tête sous l’eau.
Les autres agents se prennent le temps de la réflexion. Rien, du moins officiellement, ne peut pousser La Luxembourgeoise à leur retirer unilatéralement leurs licences pour la branche auto, sinon à prouver qu’ils ont commis une faute grave. Le choix qui s’offre à eux est quand même délicat et la pression énorme.
Au sortir de la réunion du vendredi 9 octobre, de nombreux agentsFortis ont d’ailleurs été victimes d’une « panne » informatique sur leréseau de La Luxembourgeoise. Ils n’ont plus eu accès à leur base dedonnées clients pendant près de trois jours, la connexion ayant seulement été rétablie le lundi. Cette panne a d’ailleurs été constatée par un huissier de justice.
Et l’intérêt du client dans tout cela ? Il est totalement occulté. Pourtant, c’est lui qui fera l’arbitrage qui pourrait finir par faire de l’acquisition du portefeuille Fortis IARD une opération totalement déconnectée de la réalité économique. L’entreprise de récupération qui est actuellement menée – et pas seulement au niveau de La Luxembourgeoise – n’est plus qu’une affaire de gros sous et de niveau de commission et autres avantages que les agents toucheront sur les primes des clients. « Nous sommes victimes de chantage », se plaint un agent Fortis, qui hésite encore dans le choix de son futur patron. Et si cette bagarre faisait le jeu d’un troisième larron ? « Dans cette affaire, on a complètement perdu de vue l’intérêt du client et c’est regrettable », déplore un autre agent qui hésite lui aussi à trancher.
Pour faire venir à elle les agents Fortis, la Luxembourgeoise a sorti lagrosse cavalerie. Les grands classiques du métier qui offrent notamment aux agents basculant dans son camp des garanties sur les pertes de portefeuille. Une pratique habituelle dans le métier, qui garantit le niveau de rémunération des agents sur une période donnée. Bâloise a fait des propositions identiques en les assortissant toutefois de garanties plus importantes que sa concurrente en cas de perte. Le repreneur officiel de Fortis IARD propose également un niveau de rémunération (commissions sur les primes annuelles) des agents nettement plus avantageux que celui qui est offert par LaLuxembourgeoise, compagnie réputée sur le marché grand-ducal parmi les plus pingres sur les taux de commissions.
On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. L’entreprise de récupération passerait aussi par des méthodes peu othodoxes. Plusieurs agents se sont en effet émus, lors de réunions de l’UAA après l’annonce du 6 octobre, de propositions qui leur ont été formulées de prendre en charge la part patronale des cotisationssociales, une mesure qui serait à interpréter comme une sorte de compensation à la faiblesse des primes. La prise en charge des cotisations sociales se ferait même au noir, selon les mêmes informations qui ont circulé lors de ces réunions. Que faut-il endéduire? D’où viendrait l’argent pour ce faire ? En réponse aux questions du Land, Pit Hentgen a jugé « manifestement erronée » toute interprétation malveillante quant à l’origine de l’argent.