La saga de la place de l’Étoile : un ancien policier devenu promoteur, un garagiste coriace, des investisseurs qataris et des projets politiques

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d'Lëtzebuerger Land vom 27.02.2015

Willy Hein est un ex-flic devenu promoteur immobilier. En 1963, lorsqu’il se lance sur le marché immobilier, il a derrière lui une carrière dans l’armée, la gendarmerie et la police. Dans ce contexte, Hein avait animé une émission sur RTL qui lui avait conféré une notoriété éphémère. En un demi-siècle, il créera des milliers d’immeubles et de places de parking. Dans les années 1970, Hein construit des cités à Strassen, Mamer, Bettembourg et Gasperich. Dans les années 1980, il creuse et érige des parkings (Saint Esprit et Neipperg). Dans les années 1990, un autre parking en ville, et quelques résidences. Grâce à son intelligence rusée, grâce aussi aux prêts de la BCEE et de la BGL et à ses bons et ajustables contacts politiques, Willy Hein réalise des projets que personne ne pensait réalisables. Puis, en 1989, il commence à avaler très gros : la Place de l’Étoile. (Il n’est toujours pas clair si Willy Hein agissait en mandataire officieux du gouvernement ou en freelance se présentant comme mandataire officieux du gouvernement.) Le projet le poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Le martyre de la Stäreplaz prend différentes formes à différentes époques. Il commence en rêve (ou en cauchemar) du tout-automobile dans les années 1970 : l’idée est d’y faire déboucher un tunnel venant du Glacis. (Il s’agissait de relier l’autoroute du Kirchberg à celle en direction de la Belgique.) L’achat de terrains sur la place de l’Étoile commence. Puis, dans les années 1980, un concours d’architectes pour l’aménagement de la place fut lancé et les maquettes primées exposées au foyer du Nouveau Théâtre. On voulait faire de la Place de l’Étoile la carte de visite de l’entrée ouest. Les sociétés européennes se détournaient de l’idéal de l’autogerechte Stadt.

D’autres projets sont évoqués pour la Place de l’Étoile. On veut y établir la Cité judiciaire, le siège de la Chambre des Métiers (1980), des logements sociaux (1991), le Laboratoire national de la santé (1991), un bâtiment administratif (1999)... Le tout se joue sur fond d’interminables batailles entre une pléthore de petits propriétaires. De remembrement en remembrement et de procès en procès, les cartes sont redistribuées. L’État était longtemps le plus grand propriétaire, mais n’avait pas la pleine maîtrise foncière et, de toute manière, le gouvernement refusa catégoriquement de « jouer au promoteur », comme l’exprima le ministre des Travaux publics Robert Goebbels (LSAP) à la fin des années 1990.

Les uns après les autres, les habitants des vieilles et vétustes maisons quittent les lieux. La boucherie ferme, suivie du café, du magasin en appareillage électronique et du fleuriste. Des squats apparaissent. Seules restent trois stations d’essence (Texaco et BP) et, sur le boulevard Grande-Duchesse Charlotte, le couple Lambert et Léon Schmit, un coiffeur proche de la retraite qui continue à faire tourner son salon « Figaro » au rez-de-chaussée d’un immeuble condamné et dégageant une odeur putride. Il s’en défend : « C’est pas comme si je voulais arrêter le progrès », il a simplement du mal à trouver un autre emplacement valable. Dans le discours médiatique et politique, la Stäreplaz devient une « plaie », un « Schandfleck am Westagank », un « cratère ». Périodiquement, au gré des changements politiques, un maire ou un ministre annonçait une percée imminente. Erna Hennicot-Schoepges le fit en 2000, Luc Frieden en 2003, Xavier Bettel en 2013. Or, après 25 ans et une centaine de procès, seuls les avocats ont été gagnants. La place de l’Étoile reste un bourbier politique.

En février 2007, les Qataris entrent en scène. John Jones, administrateur délégué d’Andromeda Investissement et actif dans l’immobilier international, signe un partenariat avec les investisseurs de la péninsule arabique, très friands en diversification et en objets immobiliers européens. Les pétrodollars permettent à Jones de racheter les terrains à un Willy Hein asphyxié par ses dettes auprès de la BCEE.

Pendant un moment, la situation semblait se débloquer. Jones réussit même à convaincre la veuve de l’intraitable Léon Lambert de vendre son terrain. Le vieux Lambert, ancien mécanicien, avait été le dernier habitant de la Place de l’Étoile. Lui et sa femme vivaient retranchés dans leur maison de campagne rattrapée par la ville, rattrapée par la prairie. La maison était entourée d’un jardin fleurissant et méticuleusement entretenu et d’un hangar rempli de oldtimers. Lambert avait livré, par avocats interposés, une éternelle guérilla judiciaire à Hein et à la Ville de Luxembourg. Pour faire annuler un permis d’expropriation, il plaida le classement de sa maison en « monument rare de l’habitation populaire du XVIIIe siècle ». À la Chambre des députés, Anne Brasseur déclara : « Deem gëtt awer nët Rechnung gedroen, well ech mengen, op där ganzer Stäreplaz wir kee Monument classé, et sief mir wéilten eppes erhale vun enger Zäit, fir ze soen, wéi ellen d’Entrée an d’Stad Lëtzebuerg eng Zäitche war. » Le terrain sur lequel se dressait le garage devra aujourd’hui être décontaminé.

John Jones pensait pouvoir débuter plus tôt. Or, le conseil communal amenda le PAP basé en large partie sur un projet datant de 1992. Trop haut et sans fenêtres sur les murs extérieurs, le shopping mall proposé initialement ressemblait à un sarcophage, du moins c’était l’appréciation des élus. En plus, le pont supposé relier les deux côtés de la route d’Arlon serait trop large et risquerait de transformer la rue en un tunnel. Au même moment, l’affaire Livange et Wickrange couvait, le nouveau centre Hamilius était en planification et Auchan 2 sur le Ban de Gasperich venait d’avoir le feu vert. Un autre centre commercial ? L’enthousiasme était limité.

Le conseil communal finit par adopter un nouveau PAP : 20 500 mètres carrés de galeries commerciales, 24 000 mètres carrés de bureaux et 14 500 mètres carrés pour du logement (le double de ce qui avait été prévu initialement). Le bourgmestre promit une diversification des produits vendus dans le centre commercial et évoqua des « articles de sport, de loisir et de décoration ». Klépierre, une société d'investissement spécialisé dans les centres commerciaux, manifesta son intérêt. La presse évoquait 450 nouveaux emplois.

Tout était donc prêt. Juste un petit détail clochait. La lune de miel entre Jones et Hein avait été de courte durée. Le promoteur luxembourgeois avait gardé quelques lopins de terre, une réserve stratégique, qui lui servirait de minorité de blocage. John Jones s’était-il fait avoir par l’ancien policier ? La collaboration avec le promoteur coriace n’est pas de tout repos. En 2012, les Qataris sortent du capital et reconvertissent leur investissement en prêt. C’est désormais John Jones qui est exposé, empêtré dans un dossier où rien ne bouge avec Willy Hein en franc-tireur. Et même si le promoteur anglais voulait vendre, ce serait difficile de trouver un repreneur assez téméraire.

D’autres parcelles de la place ont par contre avancé. L’îlot F est aujourd’hui occupé par les bureaux Axxa. Sur l’îlot E, du côté du Rollingergrund, six nouveaux immeubles (Domaine Les Étoiles) ont poussé à la place du terrain vague au milieu duquel trônait une ancienne et délabrée villa. Les résidences, dont les premières sont en vente, s’adresseraient, selon le développeur Formart à « different and powerful individual characters ». Formart écrit que « la place fait honneur à son nom. De là, les rues les plus importantes et les plus fascinantes de Luxembourg se ramifient en étoile en direction de chaque point cardinal. » C’est un bel euphémisme pour dire que les appartements luxueux se situent au milieu d’un terrain vague et du trafic intense de la route d’Arlon.

Pour l’instant, Formart n’a pu développer que trois de ses huit parcelles. La société de développement appartenait à HochTief et fut rachetée en septembre 2014 par Activum SG, un fonds d’investissement basé à Berlin, dont le modus operandi est d’identifier « high quality, but undervalued assets with unrealized potential ». Pour développer les cinq parcelles restantes, Formart devra trouver un arrangement avec les autres propriétaires du terrain. Selon Thomas Rücker, un responsable communication de Formart joint à Berlin, on aurait trouvé un accord avec tous les propriétaires, sauf avec… Willy Hein. Celui-ci a intenté un énième procès contre les développeurs de l’ilôt E. Il y en a eu des dizaines jusqu’ici.

Quant à John Jones, il devrait déposer dans les prochains mois des demandes pour un permis de construire des bureaux et des logements. Du moins pour une partie de ses terrains (les îlots A et D). Quelque part tout au sud de la place de l’Étoile, sur l’îlot C, Hein, détient des lopins de terres, vestiges de ce qui devait un jour devenir « son » grand projet, le couronnement d’un demi-siècle de carrière. Il s’accroche à ce bout de rêve, qui empêche le grand projet de la galerie commerciale (îlots B et C) d’avancer. Le projet pourrait connaître prochainement une évolution, entend-on. À moins qu’il ne s’agisse d’une énième annonce.

Bernard Thomas
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