Rencontres improbables À 90 ans, Arnaldo Ferragni garde cette folle élégance de bourgeois italien. Dès la matin, il est tiré à quatre épingles, avant que sa femme de ménage lui serve le premier espresso dans le salon. L’homme, qui travailla pour le Parlement européen, était venu au Luxembourg au début des années 1960 et a emménagé avec son épouse dans un bâtiment alors moderne du boulevard Royal, bâtiment qui venait d’être érigé dans ce quartier vivant et très central. À la fin du XXe siècle, le 49, boulevard Royal était encastré entre le Centre Hamilius et le siège de l’assureur La Luxembourgeoise – jusqu’au début du chantier de démolition et de construction du méga-projet Royal-Hamilius. Quand nous rencontrons Arnaldo, au tout début de l’épisode 2/18 Wat iwwreg bleift de la série documentaire Routwäissgro, diffusé en automne 2017, le chantier a déjà bien avancé, Arnaldo a passé deux ans dans un boucan d’enfer et ne voit plus qu’un trou béant au pied de son immeuble. Il est un des derniers résistants du quartier, lui et quelques autres propriétaires ayant refusé de vendre au promoteur. « Cet appartement, c’est une vie, je ne veux pas que le souvenir disparaisse », raconte-t-il à une amie venue le voir.
En parallèle à Arnaldo Ferragni, le réalisateur de l’épisode Serge Wolfsperger (connu comme acteur sous le nom de Serge Wolf) introduit aussi Achille Villa, chef d’équipe sur le chantier Royal Hamilius, un homme taiseux mais efficace, qui gère la logistique et les ouvriers avec l’aisance due à l’expérience. Il vient d’une dynastie d’ouvriers, son père, immigré au Luxembourg à la même époque que Ferragni, l’a précédé à son poste. De l’époque de son père, son fils dira que « c’était marche ou crève sur les chantiers… », mais qu’aujourd’hui, c’était devenu la norme de motiver les ouvriers plutôt que de les user jusqu’à la moelle. Le fils d’Achille, déjà adulte et papa d’une petite fille, lui a à son tour succédé : il est machiniste sur le même chantier. Wolfsperger, qui vient donc de la fiction théâtrale, a fait se rencontrer ces deux univers, celui des ouvriers et celui du fonctionnaire européen. Les deux anciens viennent de Lombardie, et le courant passe tout de suite. Mais voilà : la mise en scène est excessive pour une série qui se veut documentaire. Un jour, nous fait-on croire, par hasard celui où l’équipe de tournage est sur le trottoir, Arnaldo rencontre Achille en sortant de la maison et ils commencent à discuter. Aucune rancune pour les deux années de bruit et de poussière de la part du vieux monsieur, aucun sentiment négatif de la part du constructeur qui est pourtant bien emmerdé de devoir protéger cette vieille bâtisse, mais un échange aimable qui finira en une rencontre familiale…
Les images de Carlo Thiel sont magnifiques, les ambiances changeantes entre le chantier, l’appartement cossu et les restaurants dans lesquels se retrouve Achille Villa avec sa famille représentatives de la société compartimentée que décrit Routwäissgro depuis le lancement de la série, début 2015. Mais le malaise est là : s’il s’agit d’un documentaire, peut-on accepter une telle mise en scène poussive pour les besoins du storytelling tellement à la mode ? L’épisode date depuis bien avant le scandale autour du reporter jadis encensé Claas Relotius en Allemagne, dont les falsifications sans vergogne viennent de jeter toute une profession dans une crise existentielle. Certes, les réalisateurs de Routwäissgro ne sont pas journalistes et la charte de mise en scène élaborée par le Kollektiv 13, à l’origine du concept, et la société de production Calach Films n’exclut pas la « mise-en-scène de situations réelles » (tout en laissant à chaque réalisateur la liberté de « décider pour lui-même jusqu’à quel point il veut diriger les scènes ou non »). Mais si l’ambition affichée est de proposer « le roman social et culturel de notre pays » ou de « développer une télévision sociale à la luxembourgeoise » (communiqué de presse), ces ficelles un peu trop grosses font douter de la spontanéité et, surtout, de la véracité de l’entreprise.
Mise en scène, mise en valeur Voilà la plus grande faiblesse de la dernière quinzaine d’épisodes diffusés à la fin de la deuxième et au début de la troisième saison (qui s’étale encore jusqu’à l’été 2020) : la mise en valeur des personnages à travers des rencontres et événements choisis. Où il se peut aussi que le côté documentaire glisse plutôt vers le marketing ou la publicité, surtout lorsque le portraité a une société – de gardes du corps, de nourriture pour sportifs, d’intelligence artificielle (avec la start-up de robots QT), voire une chaîne de télévision (Off Air de Loïc Tanson, qui montre les équipes RTL absolument parfaites dans leur couverture des élections).
Solidaritéit ass e grousst Wuert du duo Karolina Markiewicz et Pascal Piron par exemple dépeint le maire CSV de Bettembourg Laurent Zeimet exemplaire dans son engagement aussi humaniste qu’enthousiaste pour l’accueil de réfugiés sur le territoire de la commune, rendant possible et défendant la construction d’un foyer pour soixante personnes, que ce soit lors d’une fête foraine ou durant une séance publique d’information. Mais les discussions avec le cafetier Ray Hickey, qui lui lance des mots-clés comme autant de perches, ou avec son épouse (qui est parfaitement audible grâce au micro-cravate qu’elle semble porter en revenant d’une promenade), sont autant de preuves des limites de l’exercice : le format interdisant les voix off et les interviews pour expliquer un thème complexe, il leur faut avoir recours à des artifices pour faire parler leurs personnages. Laurent Zeimet étant aussi secrétaire général du CSV et candidat aux législatives d’octobre 2018, RTL avait décidé de ne diffuser son portrait dithyrambique qu’après les élections, presque un an après le public viewing de décembre 2017. Zeimet n’a pas été réélu au parlement.
Le paradis des camera(wo)men Le duo Markiewicz & Piron évolue normalement dans les mondes des arts plastiques et de la réalité virtuelle, il s’est fait connaître avec ses documentaires sur les parcours de demandeurs de protection internationale, Les formidables et Mos Stellarium. Son épisode de Routwäissgro est surtout intéressant par son traitement de l’image, l’approche visuelle étant souvent intrigante, par exemple lors de la réunion d’information à Bettembourg où le son et l’image sont traités à part, l’image ne montrant pas forcément les citoyens qui posent des questions, mais plutôt le groupe ou des gros plans sur des mains ou des pieds. C’est déconcertant. Si Markiewicz & Piron ont fait les images eux-mêmes, d’autres camera(wo)men ont aussi de grands mérites à la réussite des meilleurs épisodes : Nikos Welter, Carlo Thiel, Serge Benassuti ou Amandine Klee ont pleinement profité des dix jours de tournage par épisode pour faire des cadrages, réaliser des images et capter ces ambiances qui documentent le Luxembourg du début du XXIe siècle.
Les perdants n’écrivent pas l’histoire Yann Tonnar, le creative producer de la série pour le Kollektiv 13, assure vis-à-vis du Land que même après trois saisons, les sujets ne manquent toujours pas, bien au contraire, les réalisateurs regorgeraient d’idées à chaque appel à propositions. Or, à visionner cette quinzaine d’épisodes d’affilée, on ressent clairement les faiblesses de la série. Le schéma des geeks ou freaks en tous genres, pratiquants de sports extrêmes ou ayant des hobbys originaux – #allez_lifty de Christian Neuman sur une bodybuildeuse ayant eu des troubles de l’alimentation, Alles ass Energie de Michel Tereba sur un informaticien qui tente de parler aux morts via une tablette qu’il a inventée, //@hack.lu de Tom Alesch sur un collectif de hackeurs ou De Bela an d’Tuesday Night League de Claude Lahr sur un joueur de bowling malade – semble en être le fil rouge. Ils ont chacun une faille, une blessure quelque part, comme l’expert en sécurité Benoît Grolet, portraité par Rui Eduardo Abreu dans Et weess een ni, qui a perdu sa fille. Mais malheureusement, cette faille, qui ferait le véritable sujet de la série, celle sur le sens de la vie, n’est jamais vraiment abordée et reste beaucoup trop vague.
Un monde parfait C’est, au contraire, quand un épisode montre beaucoup plus prosaïquement un milieu social ou une génération à travers une documentation de son quotidien, sans que personne ne profère de grands messages programmatiques, que Routwäissgro est le plus réussi et touchant de vérité. C’est le cas de Et wor eemol de Rui Eduardo Abreu, qui présente la vie de Celia Giorgetti, quatorze ans, cavalière passionnée, héritière de l’empire Giorgetti, élève de l’International School et qui se rêve, comme ses amies, en mannequin ou en actrice. De Abreu se contente de la montrer ennuyée à l’école, se posant des questions sur son avenir avec ses copines, montant à cheval ou se présentant comme mannequin et on en apprend plus sur le Luxembourg d’aujourd’hui que dans n’importe quel magazine économique.
Le prochain épisode traitera de Jacques Molitor, un des réalisateurs du collectif et là, on se dit que, en glissant ainsi vers le selfie, la série s’essouffle vraiment.