À Wiltz, la lutte des classes s’exprimait topographiquement ; en bas, le long du ravin, les usines et les ouvriers, en haut, agglutinés autour du château, les petits-bourgeois. La vie associative s’en retrouvait dédoublée. Jusque dans les années 1970, la ville comptait trois clubs de foot, deux fanfares, deux associations de sapeurs-pompiers et même deux brasseries : à Uewerwoltz on buvait de la Gruber, à Nidderwoltz de la Simon. Entretemps, les différences entre les deux quartiers se sont estompées. Or, la « capitale des Ardennes », comme elle aime s’appeler, reste une ville ouvrière dans un Ösling noir et agricole.
Près du fleuve, les tanneries pullulaient et polluaient. Dans le livret Woltz voan deemols an hakt, l’historien local Will Schumacher en dénombrait une trentaine à la fin du XIXe siècle. En 1919, Adler & Oppenheimer, une SA fondée en 1872 à Strasbourg, reprit une petite tannerie familiale en perte de vitesse et la rebaptisa « Tannerie de cuir Idéal à Wiltz ». Elle chargea la firme de construction Giorgetti d’ériger de nouvelles fabriques, importa des machines et fit construire cinquante logements pour les ouvriers. Le nombre des travailleurs à la tannerie, venant des environs de Wiltz, de Belgique et de Biélorussie, ne cessera d’augmenter, dépassant par moments les mille.
La tannerie Ideal produisait du cuir fin en peau de veau qu’elle exportait en Europe et au-delà. L’historien local Jos Thein notait en 1949 : « Im Zeitlauf der freien Wirtschaft gab es wohl kaum ein Land, in dem die Firma keine Kunden hatte und bestimmt kein Land, in dem nicht ein Vertreter von Ideal ansässig war. » La tannerie était intégrée dans une des plus grandes multinationales du cuir. Paradoxalement, cette exposition mondiale nourrissait le patriotisme local. Jos Thein écrivait que le consortium « hat in der Welt des Leders den Namen Wiltz vielleicht mehr bekannt gemacht, als der Name Arbed sich in der Welt des Stahls durchgesetzt hat. »
Le tannage se faisait aux sels de chrome, un procédé aussi moderne que polluant et produisant des résidus en métaux lourds. Le travail dans les tanneries était pénible et dangereux. Un samedi en août de l’année 1912, quatre ouvriers suffoquèrent dans les gaz de la tannerie Lambert. Pendant des décennies, le jour restera gravé dans la mémoire collective de Wiltz comme « le samedi noir ». Trente ans plus tard, à l’aube du 31 août 1942, ce sera d’une Tannerie Ideal « aryanisée » (le nouveau propriétaire fut un fidèle membre du NSDAP, l’industriel Theodor Roth, la Deutsche Bank était également entrée dans le capital à hauteur de quinze pour cent) que partira le mouvement de grève.
En 1961, la tannerie Ideal fermait ses portes, remplacée l’année suivante par Eurofloor (appartenant au groupe Sommer-Allibert devenu Tarkett), producteur de revêtements de sol. Lorsque la firme plia ses bagages et déménagea dans la zone industrielle de Lentzweiler, le site resta à l’abandon quinze ans durant. Entre la Wiltz et la ville basse, s’étendait, en forme de corridor, un no-man’s land. « La ville tourne le dos au ravin, comme si elle en avait honte », se désole le député-maire de Wiltz Fränk Arndt (LSAP).
En 2009, la commune lance « Horizon 2017 ». Les édiles imaginent « un futur ambitieux pour Wiltz ». Ils promettent de « renforcer la position de Wiltz comme capitale des Ardennes » et cherchent des projets à la hauteur de leurs ambitions. En 2010, ils lancent une étude sur les terrains de Eurofloor, de Baumaself (ancienne tannerie Lambert) ainsi que sur deux terrains de foot. Or, développer 26 hectares de terrain, un tel projet, « la commune n’aurait pas pu le porter toute seule », admet Arndt. Peu après, le gouvernement déclara la requalification des friches en « projet prioritaire d’envergure et d’intérêt régional, voire national ». « À l’heure actuelle, écrivait le ministère du Développement durable et des Infrastructures dans un communiqué, la Ville de Wiltz ne joue pas encore suffisamment le rôle de ‘service provider’ pour sa région ».
Avant de reconvertir le site, se posa la question de la dépollution. Selon Arndt, après plus d’un siècle d’activités économiques, il aurait été impossible de déterminer avec exactitude qui avait pollué quoi. En 2011, Luc Frieden se déplaça de la rue de la Congrégation vers les berges de la Wiltz pour annoncer que l’État payerait – exceptionnellement – la facture de l’assainissement et que le Fonds du Logement (FDL) serait le maître d’ouvrage. L’arrangement trouvé entre le gouvernement et la direction de Tarkett était pragmatique et business friendly : terrain contre assainissement. En 1960, Eurofloor avait racheté la fabrique pour un euro symbolique. Cinquante ans plus tard, il la revendit pour le même montant au FDL. Après une quarantaine d’années exploitation, voilà un bon amortissement des coûts.
L’assainissement de la première tranche du chantier (7,5 hectares sur un total de 26) aura coûté 2,3 millions d’euros hors TVA. Les travaux de déblayage, de désamiantage et de démolition – excepté la cheminée, la loge du portier (et sa plaque commémorative de la grève) et le bâtiment administratif – ont été achevés au début de l’année.
Il y a un mois, la ministre du Logement Maggy Nagel (DP) et Daniel Miltgen, le président du FDL (une structure qui n’a pas de directeur, uniquement un président), avaient fait le déplacement à Wiltz pour une conférence de presse célébrant la fin de la première phase des travaux. Avant les élections, Miltgen avait encore déclaré face au mensuel Forum que « le soutien moral et la confiance aveugle de (ses) trois chefs successifs, les ministres Jean Spautz, Fernand Boden et Marco Schank (tous CSV), avaient agi comme de l’adrénaline ». Sa nouvelle cheffe, Maggy Nagel quant à elle, ne manqua pas l’occasion de publiquement réprimander Miltgen, en déclarant devant la presse réunie que, personnellement, elle jugeait la part de logements locatifs (un tiers) trop petite.
Jusqu’à 1 700 nouveaux habitants pourraient y trouver un logement lorsque le projet sera achevé, c’est à peu près un quart de la population actuelle. (Lors des assemblées publiques, une des inquiétudes soulevées était qui allait venir s’y installer.) Or, il n’est toujours pas entièrement clair quel sera l’avenir économique du site. Les édiles évoquent l’installation de PME et de 130 nouveaux emplois. Ils parlent également d’un musée des sports, d’un musée pour enfants et d’un parc d’escalade. C’est la grande question que soulève la revalorisation des friches : réussiront-elles à attirer des entreprises ou finiront-elles en cités dortoirs ?