L’harmonisation européenne ne se fait pas uniquement sur le front de la fiscalité. Le surpuissant secteur financier luxembourgeois, qui représente près de la moitié de la richesse nationale, va devenir davantage autonome à l’avenir pour répondre aux standards internationaux en matière de supervision bancaire et financière. Faut-il aussi voir dans ce projet une avancée de l’idée d’un superviseur européen, capable de servir les consortiums financiers de plus en plus globalisés, transformant en vassalités les autorités de supervision nationales ? Pas encore. Le projet de loi adopté par le Conseil de gouvernement en février a été écrit à quatre mains dans les ateliers du ministère des Finances, mais avec la marque de fabrique de la CSSF. Et pour une fois, ses dirigeants se sont passés des conseils des membres du Codeplafi, des experts des secteurs public et privé réunis sous le giron du directeur de la Commission de surveillance. Ces derniers ont pris connaissance du texte comme tout le monde lorsqu’il a été déposé à la Chambre des députés.
Si tout se passe comme prévu, le législateur devrait doter la Commission de surveillance du secteur financier et la Banque centrale du Luxembourg de la faculté de faire des règlements elles-mêmes en se passant de la signature de leur ministre de tutelle. Un pouvoir qui leur manquait jusqu’alors, mais qui restera cantonné dans leurs domaines d’intervention respectifs, en l’occurrence la surveillance prudentielle pour la Commission de surveillance, la stabilité financière pour la Banque centrale. Les deux institutions doivent pour l’instant se contenter d’émettre des circulaires d’une portée limitée sur leurs « administrés », parfois même contestée.
Les discussions autour du projet de loi sur l’amélioration du cadre législatif de la place financière devraient susciter pas mal d’émotion dans la classe politique et même au-delà, car le texte de loi pourrait être la préfiguration de plus grandes avancées qui transformeront, à terme, la CSSF en une superpuissance du système financier luxembourgeois, englobant tout et tous : banquiers, assureurs, mais aussi réviseurs d’entreprises (il semble acquis que l’IRE sera bientôt intégrée dans la maison, l’absorption des prérogatives du Commissariat aux assurances est moins évidente à court terme). Le collège des trois directeurs actuels sera élargi à cinq personnes.
Moins connectée au pouvoir politique, la CSSF ne perdra pas pour autant le contact avec le monde des opérateurs du secteur financier. Il aura une voix au chapitre pour élaborer la réglementation relevant de la surveillance prudentielle. Comme les commentaires du projet de loi le relèvent, la direction collégiale de la CSSF sera l’organe compétent pour faire les règlements. Les décisions devront obligatoirement être visées par le Comité consultatif de la réglementation prudentielle composé des « professionnels de la profession » et de représentants du ministère des Finances. Le projet de loi ne dit pas qui arbitrera en dernier ressort en cas de désaccord. « Il est clair, soulignent toutefois les commentateurs du projet, qu’une réglementation qui prend en compte, dans la mesure du possible, les soucis des acteurs de la place financière est davantage susceptible d’être respectée qu’une réglementation qui fait abstraction de revendications légitimes ». La tradition du pragmatisme est donc sauve.
Nul doute que les Sages du Conseil d’État, qui n’ont jamais été des fans d’un renforcement des prérogatives de la CSSF, devraient montrer leurs biceps pour contrer une émancipation dictée par la nouvelle réglementation internationale, qui exige davantage d’indépendance des autorités de supervision par rapport aux politiques. En 1998, le Conseil d’État avait jugé « ni requise » par les standards internationaux et les exigences européennes, « ni souhaitable » l’indépendance de la CSSF, alors qu’il avait appuyé des deux mains celle de la BCL. La donne a changé en dix ans avec l’intégration des marchés financiers et quelques accidents de parcours qui rendent urgente une uniformisation plus pointue de la supervision à l’échelle de la planète.
Au plan national, le terrain a déjà été préparé. Le pouvoir réglementaire, bientôt dans les mains de la CSSF, fait suite au nouvel article 108bis de la Constitution. « Et vise à contribuer à la sécurité juridique de la place financière » explique au Land Jean-Nicolas Schaus, le directeur général de la CSSF. Il n’y aurait d’ailleurs pas de révolution dans l’air. Le Commissariat aux assurances, conduit par Victor Rod – conseiller d’État – dispose d’ores et déjà d’un tel pouvoir réglementaire. « Au niveau international, fait encore valoir Jean-Nicolas Schaus, l’attribution d’un tel pouvoir permettra également à la CSSF de faire valoir son indépendance opérationnelle par rapport au pouvoir politique, tel que requis par les standards internationaux reconnus pour une surveillance prudentielle adéquate ».
La modernisation du cadre législatif de la place financière ne concerne donc pas seulement les produits phares que sont les lettres de gage et les sociétés d’investissement à capital risque. Les retouches envisagées par le gouvernement comportent également un volet institutionnel : les statuts de la Commission de surveillance du secteur financier seront adaptés, après dix ans d’usage, l’institution ayant été créée en 1998 dans le même sillage que la Banque centrale. Ceux de la BCL subiront aussi un nettoyage, mais d’une ampleur plus cosmétique que ce qui est envisagé pour la CSSF. Officiellement, il s’agit pour le gouvernement de conformer les statuts de la CSSF et de la BCL à l’instruction qu’il avait émise le 11 juin 2004 afin d’harmoniser le fonctionnement des établissements publics : nomination des membres du conseil et de la direction de la CSSF, limitation de la durée des mandats (de six ans actuellement à cinq ans), mise en place d’un contrat d’objectifs avec le ministre de tutelle, soumission au contrôle de la Cour des comptes.
On ne trouve toutefois pas l’ombre d’un indice laissant supposer que la Cour des comptes pourra s’inviter à la BCL. Le projet de loi reste muet la-dessus, alors que le texte évoque sans la moindre ambiguïté ce contrôle récurrent auprès de la CSSF. L’instruction gouvernementale de l’été 2004 s’applique pourtant « à tous les projets de loi portant création de nouveaux établissements publics ainsi qu’à l’occasion de changements législatifs affectant les lois relatives aux établissements publics déjà existants », précise-t-on lourdement à la CSSF. Comment interpréter l’absence de telles dispositions dans la modification de la loi fondatrice de la banque centrale alors que le gouvernement s’est engagé à soumettre tous les établissements publics à un régime identique, même ceux qui jouissent de l’autonomie financière comme la CSSF, la BCL, Servior ou le Fonds d’urbanisation du plateau de Kirchberg ? Yves Mersch, le gouverneur de la Banque centrale a toujours opposé le droit contre une immixtion des gardiens de l’orthodoxie comptable dans sa maison. La Commission de contrôle de l’exécution budgétaire et des comptes avait pourtant demandé la Cour de rédiger un rapport spécial sur la BCL.
« Dans l’état actuel du droit applicable à la Banque centrale, il ne semble pas qu’elle soit autorisée à contribuer à l’établissement du rapport spécial tel que souhaité par la Cour des comptes », avait écrit le gouverneur en 2006. L’épluchage de la loi modifiée du 8 juin 1999, qui avait reformé la Cour des comptes, a révélé les lacunes du texte qui lui refuse toute immixtion au sein d’établissements publics déjà soumis au contrôle de réviseurs d’entreprises.
Il faut voir l’empreinte de Raymond Kirsch, ex-parton de la BCEE, dans la mutilation du projet de loi initial qui prévoyait un contrôle de la Cour dans tous les établissements publics. Kirsch, le conseiller d’État avait pesé de tout son poids pour infléchir la portée du texte et réduire un maximum le champ d’intervention de la Cour des comptes. C’est ainsi que la Spuerkeess, alors présidée par Kirsch, échappa au couperet et trouva rapidement des imitateurs pour se soustraire aux gardiens de l’orthodoxie comptable.
L’emploi par certains établissements publics des services d’un réviseur externe ne rend pas pour autant superflu un contrôle de la Cour des comptes, a toujours plaidé cette dernière. Les objectifs de l’un et de l’autre ne sont pas identiques, pas plus que leurs méthodes. Là où le réviseur d’entreprise cherche à s’assurer de l’image « fidèle » des comptes fournis par une entreprise, l’agent de la Cour des comptes pointe lui la légalité et la régularité des recettes et des dépenses ainsi que la bonne gestion des deniers publics. Il n’y a d’ailleurs pas de contre indications qui interdiraient à une banque centrale placée sous le patronage de la Banque centrale européenne, comme c’est le cas pour le Luxembourg, de subir des contrôles d’une cour des comptes nationale. La Banque de France en a subi deux, dont le dernier en 2005 épingla sévèrement le train de vie dispendieux de l’établissement, le régime de retraite exorbitant de ses agents et la justification plus que douteuse de certaines activités difficilement connectées à son core business. La BCL a-t-elle des cadavres dans le placard ?