Devenir l’Amazon des services financiers, rien de moins. Telle est l’ambition affichée par la société britannique Revolut : déjà active en tant qu’établissement de paiement, elle est allée chercher en Lituanie un agrément en tant que banque, ce qui, par le jeu du « passeport européen » lui permettra d’exercer comme telle dans l’ensemble des pays de l’UE.
Dans la « forêt de bonsaïs » des fintechs (voir le Land du 7 décembre), les seules qui tirent leur épingle du jeu sont celles qui répondent à des besoins exprimés par un large public, comme précisément les services de paiement. C’est le créneau désormais occupé par les « néobanques », au nombre d’environ quarante en Europe, mais le décompte est imprécis du fait de l’arrivée constante de nouveaux acteurs, dont la moitié sont apparus depuis moins de deux ans.
Leur progression est spectaculaire : en France au premier semestre 2018, selon une étude publiée en novembre par KPMG, elles ont représenté 34 pour cent des ouvertures de comptes courants avec un rythme de 23 000 nouveaux comptes par semaine. Si ce rythme a été tenu au second semestre, le nombre de comptes actifs aura dépassé les deux millions à la fin de l’année écoulée.
Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, déclarait en novembre 2017, au moment du lancement de sa banque mobile, vouloir « faire la révolution numérique que les banques n’ont pas faite ». De fait, les néobanques ont l’ambition affichée de transformer radicalement l’expérience des clients des banques, grâce en premier lieu des processus d’entrée en relation simples et rapides (quelques minutes suffisent pour ouvrir un compte). Leur offre est pour l’instant très basique, se réduisant le plus souvent à la réception et l’émission de virements et à une carte bancaire généralement prépayée permettant d’effectuer des paiements et retraits localement et à l’étranger.
Mais l’offre est performante (paiement par mobile, transferts en devises, informations en temps réel) et accessible à des publics délaissés ou « mal traités » par les établissements traditionnels. Les néobanques proposent aussi des modèles de tarification clairs et transparents, même si elles ne sont pas forcément les moins chères comme le montrent les comparatifs publiés par les associations de consommateurs ou les sites spécialisés. Par rapport aux banques en ligne, apparues il y a une vingtaine d’années grâce à Internet, l’accent est davantage mis sur les apports de la technologie, la simplicité et la qualité du service. Le point commun est la relation à distance.
Cependant selon une étude publiée en octobre par l’ACPR, homologue française de la CSSF, il existe au sein des néobanques deux modèles d’affaires distincts. Le premier, très présent en France par exemple, concilie relation à distance et réseau physique. C’est le cas du Compte Nickel, lancé en 2013 sur la base d’un partenariat avec les bureaux de tabac. Autre exemple, le compte C-Zam de Carrefour (2017) que l’on ouvre après avoir acheté dans un des 3 000 points de vente de l’enseigne, au prix de cinq euros, un coffret contenant une carte Mastercard inactive et les instructions. Orange Bank (2017) s’appuie principalement sur les boutiques de téléphonie Orange, où sont recrutés soixante pour cent des clients. C’est également le modèle prévu par la Banque Postale qui lancera cette année Ma French Bank, où l’entrée en relation pourra se faire dans les bureaux de poste.
Tout en permettant l’accès à un vaste gisement de clients potentiels, « l’appui sur un réseau préexistant permet généralement de réduire les coûts d’acquisition de la clientèle. Pour les groupes Orange et Carrefour, c’est également une façon de fidéliser leurs clients, d’établir une nouvelle source de revenus et de mieux rentabiliser leur réseau de distribution », écrit l’ACPR.
Le second modèle d’affaires est celui des sociétés proposant des offres exclusivement mobiles centrées depuis l’origine sur les services de paiement. C’est le plus répandu, avec en pole position dans pratiquement tous les pays où ils sont présents, Revolut, à l’origine établissement de monnaie électronique britannique et N26, établissement de crédit allemand. Il s’agit d’acteurs puissants commercialement (ils totalisent six millions de clients dans le monde) et financièrement : début 2018, N26 a levé 160 millions de dollars de capital, apportés notamment par Allianz et Tencent ; et Revolut en a collecté 250 auprès de gros fonds de capital-risque. Misant beaucoup sur le « marketing viral » (bouche-à-oreille, réseaux sociaux, médias) ils s’appuient sur leur expérience domestique pour pénétrer les marchés étrangers.
C’est d’ailleurs une des particularités de cette activité : alors que dans la banque traditionnelle, et même dans la banque en ligne, les acteurs étrangers sont très minoritaires quel que soit le pays concerné, ils ont occupé d’entrée une place éminente dans le monde des néobanques.
Le paysage européen présente d’autres caractéristiques originales. Il est fortement concentré, avec dans chaque pays deux ou trois acteurs dominants, souvent adossés à des groupes importants, mais qui ne sont pas forcément issus du monde financier (distribution, télécom). En France par exemple, sur une quinzaine d’entités, seul Compte Nickel appartient à une banque (BNP Paribas).
Mis à part Revolut, qui propose une « formule business », la clientèle des néobanques est presqu’exclusivement composée de particuliers. Selon KPMG, elle se divise en trois catégories : les personnes aux revenus modestes ou confrontées à des difficultés financières, celles qui souhaitent des services bancaires innovants sans renoncer à leur banque traditionnelle et les « millennials » en quête d’autonomie, de rapidité, de praticité et d’indépendance. Elle exprime souvent des besoins spécifiques ou temporaires (voyages ou séjours à l’étranger, comptes pour le commerce électronique, cagnottes etc.).
Les jeunes restent majoritaires (la moyenne d’âge est inférieure à trente ans) car ce sont à la fois les publics les plus à l’aise avec les smartphones, les plus mobiles et les moins fortunés. Mais la structure du fonds de commerce semble évoluer rapidement avec un profil de clientèle de plus en plus comparable aux autres banques, et davantage à la recherche d’une relation moins ponctuelle.
Pour autant, si elles se différencient des autres fintechs par la taille de leur marché potentiel, la plupart des néobanques partagent malheureusement avec elles une caractéristique fâcheuse : une faible rentabilité. Malgré la forte progression des ouvertures de compte, elles peinent à atteindre une masse critique de clients, d’autant qu’elles sont prises dans un effet de ciseaux.
D’un côté, leurs revenus restent modestes, compte tenu à la fois de la pénétration encore limitée du concept (en France, deux millions de comptes courants sur un total d’environ 80 millions, soit 2,5 pour cent) et de leur positionnement low cost. Leur politique tarifaire est agressive et fait une large place aux primes de bienvenue ou de parrainage, qui, si elles sont efficaces commercialement, plombent le chiffre d’affaires. Les revenus sont en très large majorité (80 à 90 pour cent) issus d’une minorité de clients (vingt pour cent environ) et fortement dépendants de la marge d’intérêt sur les dépôts, forcément très comprimée en période de taux bas.
D’autre part les néobanques doivent faire face à de lourds investissements dans différents domaines. Pour compenser l’absence d’un réseau physique et le déficit de notoriété, des dépenses significatives en marketing doivent parfois être consenties. Le coût du risque opérationnel est également un souci : fraude externe (sur les documents et les moyens de paiement) et problèmes liés à l’externalisation, compte tenu du nombre élevé de prestataires technologiques. Comme l’entrée en relation se fait à distance, elles doivent aussi faire preuve d’une vigilance particulière en matière de lutte anti-blanchiment.
Pour relever le défi de la rentabilité, la principale stratégie, portée notamment par les leaders Revolut et N26, consiste à élargir l’offre actuelle de produits et de services. Pour Exton Consulting, les néobanques ont clairement « la volonté de construire une offre bancaire complète (découverts, crédits, trading actions), en concurrence frontale à terme avec les acteurs traditionnels » en utilisant le compte de paiement comme base de départ et en misant toujours sur le couple technologie-innovation. Cette stratégie permet à la fois d’approfondir la relation avec les clients existants et d’en conquérir de nouveaux, ce qui reste indispensable pour atteindre la taille critique nécessaire pour amortir la « base de coûts ».
La stratégie d’enrichissement de l’offre, avec éventuellement une montée en gamme (comme on le voit du côté des cartes de paiement) présente d’évidents avantages en termes de revenus et de « verrouillage » des clients. L’inconvénient majeur est le risque de dénaturer le concept d’origine. Les néobanques ressembleraient alors de plus en plus aux banques en ligne comme Boursorama ou ING Direct. Selon les autorités de tutelle, il devient d’ailleurs difficile de faire la différence entre ces deux catégories d’acteurs. De plus, le risque de réaction n’est pas négligeable. Attaqués frontalement, les acteurs installés ont conçu des offres, souvent ciblées sur des publics précis (étudiants, retraités, personnes sans emploi) destinées à contrer les néobanques. Ils s’appuient sur leurs réseaux, leur notoriété, leur puissance commerciale et leur vaste gisement de clientèle.
De quoi faire planer une incertitude sur les perspectives de développement des néobanques. Pour s’affirmer, et assurer leur pérennité, elles doivent prouver leur capacité de tenir sur la durée leur promesse de fournir un service soigné et sûr, en se montrant irréprochables en termes d’expérience client. C’est le seul moyen d’accroître leur notoriété et surtout leur « capital confiance » auprès des clients et des prospects, ce qui permettra en retour d’augmenter le « panier moyen » dans les services de paiement, toujours au cœur du modèle (les transactions portent encore sur des petits montants) et de proposer des offres à plus forte valeur ajoutée.