Il est de bon ton de critiquer les banques, les traders et autres spéculateurs qui constituent ces marchés qui nous gouvernent. La même critique générale s’adresse aux politiques qui seraient incapables de prendre les décisions difficiles qui s’imposent. Or, nous élisons nos représentants. Ceux-ci agissent ensuite en notre nom, nous rendant co-responsables de leurs actions et nous autorisant à leur demander des comptes. De même, le choix de l’institution financière chez laquelle nous domicilions nos salaires et déposons notre épargne nous rend partie prenante de ce que cette institution fait de notre argent. À chacun de nous donc, de demander des comptes à nos banquiers et de ne pas hésiter à changer d’institution si nous ne sommes pas entendus. Pour que ceci ait un sens, encore faudrait-il que nous ayons des alternatives clairement meilleures. Les promoteurs du mouvement de dérégulation, de mondialisation et de privatisation des trente dernières années affirment en effet que « There is No Alternative ». Ce à quoi les altermondialistes répondaient : « un autre monde est possible ». Je dirais pour ma part que face aux défis du réchauffement climatique et des déséquilibres économiques actuels, une autre façon de gérer notre monde est tout simplement nécessaire à notre survie collective. Nous citerons ici trois exemples de finance alternative qui montrent qu’il est possible de faire de la finance autrement.
Au Luxembourg, ce mouvement est représenté par l’association Etika1. En 1995, Etika a adressé aux cinq banques de détail du pays un appel d’offres et la BCEE a répondu en créant un compte d’épargne alternative. Le déposant qui choisit ce produit sait où son épargne est investie, sans risque pour lui, dans des projets ayant une plus-value sociale et écologique. En France, le mouvement est représenté par Finansol2. Créée en 1995, soit la même année qu’Etika, l’association Finansol labellise des placements d’épargne solidaire : actionnariat solidaire, livrets ou fonds solidaires proposés par les banques, compagnies et mutuelles d’assurance et fonds solidaires d’épargne salariale. La France a pris des initiatives réglementaires pour favoriser ce type d’épargne. La loi Fabius de 2001 oblige les entreprises ayant un plan d’épargne retraite de proposer au moins un fonds solidaire à leurs salariés. En 2008, cette mesure fut étendue à tous les plans d’épargne d’entreprise sous l’impulsion du syndicaliste Edmond Maire. Par ailleurs, des incitations fiscales ont été introduites en faveur de ces produits. En Belgique, le réseau Financement alternatif3 aide à améliorer l’offre de produits financiers éthiques et solidaires et collabore avec plusieurs institutions financières (BNP Paribas Fortis, la Banque Triodos).
Il ressort de ces exemples que le mouvement pour une autre finance n’a pas attendu la crise actuelle pour se mobiliser. Il convient de saluer la réponse de certaines institutions financières et de l’État français. Toutefois, force est de reconnaitre que cette finance pèse aujourd’hui très peu de chose. 40 millions d’euros pour le compte d’épargne alternative de la BCEE soit moins de 0,2 pour cent des dépôts de la banque et en France 0,1 p.c. du patrimoine des total des ménages. Les acteurs du secteur eux-mêmes reconnaissent que « ce type d’épargne ne peut à elle seule endiguer le chômage, le mal-logement et le sous-développement et assurer la reconversion écologique de notre économie »4.
L’origine de ce type de finance se situe dans le cadre du renouveau islamique lié à la décolonisation. La loi islamique, à l’instar de la loi biblique, prohibe l’intérêt. Ce point est marginal dans la doctrine islamique. Mais, après la revalorisation des prix du pétrole en 1973, l’Arabie Saoudite s’est retrouvée à la tête d’énormes excédents de liquidités, les « pétrodollars ». Imaginons un instant l’effet que durent faire les banquiers de Goldman Sachs débarquant à Riyad pour proposer leurs placements à haut rendement au roi Fayçal... Il dut y avoir un certain choc culturel. Par ailleurs, toutes sortes de pressions et de suggestions se sont faites jour dans le monde arabe et musulman quant au bon usage de la manne pétrolière: entre autres solidarité islamique, propagande et finance islamiques. À cette fin est créée dès 1973 la Islamic Development Bank par décision de l’OPEP. La première banque islamique commerciale sera la Dubai Islamic Bank fondée en 1975 bientôt suivie par d’autres banques en Egypte et au Soudan. Or, la loi islamique (la sharia), basée sur les préceptes spirituels du Coran, quelques décisions du prophète Mohamed prise au 7e siècle et un corpus de jurisprudence élaboré dans une économie pré-industrielle, n’était pas outillée pour faire fonctionner une banque du 20e siècle. Qu’importe, quand il y a une volonté, il y a un chemin. Les gens se mirent au travail et très vite la finance islamique rencontra un public. Elle s’est développée dans le monde musulman et puis dans le monde occidental. Un corpus réglementaire et des principes comptables internationaux ont été développés5. Les grandes banques, les auditeurs, les consultants et les cabinets juridiques internationaux proposent tous des services pour la finance islamique. Des formations se sont développées et ce jusque dans les grandes écoles de commerce occidentales.
Entre 2003 et 2010, les actifs de la finance islamique sont passés de 200 milliards de dollars à 1 000 milliards de dollars. Qui plus est, les institutions et les produits islamiques ont été peu affectés par l’escroquerie planétaire de la bulle immobilière états-unienne. Donc, cette finance est aujourd’hui respectée et sa croissance forte ainsi que son potentiel en font une niche qui attire beaucoup de monde bien au-delà des musulmans. Néanmoins, mettons les choses en perspective. 1 000 milliards de dollars pour environ trois cents institutions peuvent sembler un montant important. C’est après tout la taille actuelle du Fonds européen de stabilisation financière. Pourtant, cette somme ne représente même pas la moitié du bilan d’une seule grande banque comme HSBC ou BNP Paribas. Il est par ailleurs difficile de dire si, à la fin, la finance islamique fait une réelle différence sur la direction de l’économie. C’est un de ses objectifs proclamés. Mais, lors d’une récente visite en Malaisie et au Soudan, les acteurs du secteur que j’ai pu interrogés ne m’ont pas fourni de démonstration convaincante des effets sociaux de l’adoption de la finance islamique.
Le dernier exemple que nous traiterons est celui de Grameen Bank du Bangladesh. Elle fut fondée en 1976. Cette banque coopérative rurale est créée par Muhammad Yunus, un professeur d’économie rentré des États-Unis après l’indépendance de son pays pour contribuer à son développement. Yunus est révolté par la misère qu’il voit aux portes du campus de son université. Il se dit que les belles théories qu’il enseigne dans sa salle de classe lui semblent bien éloignée de ce qu’il constate devant sa porte. Quand il s’enquiert du problème, il découvre le système de prêts usuraires en vigueur. Or, le montant dû collectivement par le village à l’usurier est de 24 dollars... Yunus décide de rembourser lui-même la somme. Il va voir les banques pour leur demander de faire quelque chose, sans résultat. Il fonde alors le système de banque coopérative qui lui vaudra trente ans plus tard le prix Nobel de la paix. Le système est fondé sur des prêts minuscules accordés à des pauvres, majoritairement des femmes. Les prêts sont consentis pour créer des activités générant des revenus, des entreprises. Une des conditions du crédit est que les enfants doivent fréquenter l’école. Le prêt doit être remboursé et la banque doit pouvoir couvrir ses frais. Elle ne distribue toutefois pas de dividendes, car son objectif est de créer de l’activité économique, pas de faire du profit. Yunus est aujourd’hui reconnu mondialement et la micro-finance est devenue un modèle pratiqué partout quoiqu’avec des variations avec lesquelles Yunus n’est pas toujours d’accord. On peut dire que Grameen Bank a changé la vie de millions de Bangladeshis.
Ces trois exemples démontrent, je l’espère de façon convaincante, qu’il est possible de faire de la finance autrement et que pour ce faire, il n’est pas besoin d’être aussi riche que l’était le roi Fayçal. Nous avons vu que dans nos sociétés, certaines banques, pour peu qu’on leur en fasse la demande, ont adapté leur offre et certains États ont changé leur législation. Muhammad Yunus démontre quant à lui qu’il faut refuser l’inacceptable. Oui, il y a des alternatives, mais pour peser vraiment face aux marchés, il faut changer d’échelle. Le temps presse. Qu’attendons-nous pour nous mettre au travail ?