C’est du moins ce qui est rapporté, les surréalistes auraient distribué au seuil de leur exposition, celle de 1947 sans doute, des papiers tout faits, tous différents, suivant l’orientation des critiques et de leurs publications. Si non è vero… cela signale en tout cas les points de vue divers qu’on peut porter sur un spectacle, une manifestation, et il était tentant, l’autre soir, de se le rappeler, à la représentation de la Maladie de la mort, d’après le texte de Marguerite Duras, librement adapté, c’est dit très honnêtement, par Alice Birch et mis en scène par Katie Mitchell. C’est qu’il y avait d’une part beaucoup de virtuosité, une bonne part de vérité qui, elle, accrochait, interpellait ; mais d’autre part, il y avait un texte, lui aussi implacable, dérangeant, on dirait un poème en prose, qui se trouvait d’un coup pour le moins submergé, disons les choses crûment, à la façon dont les choses se passaient sur la scène et sur l’écran, on lui est passé dessus.
1 Il faut commencer par décrire la scène telle que le spectateur la découvre. De gauche à droite, une cabine d’interprète, ou d’enregistrement ; un couloir d’hôtel et une chambre où l’homme et la femme se retrouvent toutes les nuits pendant un certain temps, et au-dessus un grand écran. Trois couches donc, la narration, le jeu des acteurs, la projection enfin de ce que des caméras en saisissent, des images associées habilement à des prises de vue antérieures. Un peu comme si l’on assistait au tournage d’un film, relié en direct, avec ses techniciens, caméramans, perchistes, cinq à sept des fois, qui s’affairent, courent de cour à jardin et inversement, il arrive même à une assistante d’avoir à s’occuper d’un plateau avec des restes de repas.
C’est parfaitement huilé, le rythme y est d’un bout à l’autre, dira-t-on qu’on est en face d’une représentation « totale », littéraire, dramatique, cinématographique. Katie Mitchell elle-même parle de performance cinématographique, on voit où l’accent est mis. Pas besoin de dire combien pareil procédé est exigeant pour les deux acteurs, d’autant plus qu’ils ne font eux-mêmes que bouger, et les préparatifs leur en coûtent ; pour ceux qui ne connaîtraient pas l’histoire de cet homme (interprété par Nick Fletcher) qui paie la femme (Laetitia Dosch ; elle n’est pas une prostituée toutefois, le texte le précise, pour Mitchell si) pour apprendre peut-être l’amour, disons aussi qu’ils jouent la plupart du temps dans une nudité entière. Katie Mitchell leur demande de se donner à corps perdus, nous les livre dans leur intimité, l’homme en plus occupé à regarder des films pornographiques, pour la femme, c’est son passé de jeune fille, d’enfant, que les images enregistrées fouillent, jusqu’à la découverte d’un père qui s’est pendu (absolument absent chez Duras).
Cela tient du thriller psychologique, une lame de rasoir nous rapproche d’Hitchcock, dans un huis clos où l’acte destructeur est tout près, lui n’est jamais qu’évoqué, fantasmé chez Duras, qui se détend quand même avec le départ définitif (au bout des nuits payées) de la femme qu’on retrouve alors avec son fils au bord de la mer.
2 Personne ne veut demander à un metteur en scène d’avoir un respect sacro-saint pour un texte. Seulement, il est une chose regrettable, de le voir rabaissé, réduit. Et c’est ce qui se passe, et symptomatiquement, la narratrice se trouve bien encagée côté jardin (Irène Jacob). Duras a fait du mythe ce qui donne aux personnages (qui n’en sont pax vraiment, ils n’ont pas de nom, on ne sait rien d’eux, le narrateur les désigne par vous, par elle) une universalité ; Katie Mitchell, à dessein, les ramène dans la réalité, leur donne tant soit peu d’épaisseur psychologique. En cela, elle ne fait pas qu’altérer le texte, elle rapetisse les protagonistes.
Ce que Mitchell ajoute au fil du déroulement, mentionnons seulement les photos que prend l’homme, il ne manque plus qu’un selfie, et l’on plongerait pour de bon dans la vie de tous les jours, mentionnons encore le marchandage, le prix qui est discuté, mis sur papier, les paquets de billets qui changent de main, c’est du réalisme pur et plat. Sans doute qu’elle a des choses à dire sur le genre, la sexualité, la prostitution même (paradoxalement, rien sur la jouissance de la femme, présente chez Duras), elle le fait aux dépens de l’écrivaine. Laminant son texte, qui a une autre radicalité, un mystère qui ne fait qu’accentuer la teneur existentielle. En fin de compte, malgré l’engagement des uns et des autres dans la production, on n’arrive pas à la hauteur de l’expérience puissante de la lecture.
3 C’est vrai, sans aller voir qui a commencé, Castorf peut-être, où est la poule, où est l’œuf, le théâtre aujourd’hui aime à s’approprier d’autres images à se servir de la vidéo, du film. Les frontières, ce qui peut être une bonne chose, sont devenues poreuses, n’existent quasiment plus. Il reste que des metteurs en scène comme Castorf, Warlikowski, ou Mitchell (pour Pelléas, au festival d’Aix) ne sont jamais plus efficaces, convaincants que dans les contraintes de l’opéra. Cela dit, il fut un temps où des gens de théâtre, sur ce qu’ils voulaient communiquer, y allaient de leur propre plume, ou dans le sens d’une œuvre collective avec leur troupe. Qu’on ne vienne pas dire que le Théâtre du Soleil ou Ariane Mnouchkine, c’est dépassé.
Dernière remarque par rapport aux arts plastiques. Duchamp s’en prenant à la Joconde, d’autres, et en grand nombre, à « cet endroit-là du monde » où Courbet a situé l’origine, des exemples, rien de plus, dans une exposition il y a côte à côte, face à face des versions, dans un même espace, un même temps, sous un même regard. Il en va autrement au théâtre, question de durée. On en conclura que le texte de Marguerite Duras s’est trouvé carrément annihilé.