Ministre des Finances, Luc Frieden refusait d’étoffer les administrations fiscales. Une rigueur qui se voulait exemplaire, mais qui se révéla myope : L’affaire « Luxleaks » fera apparaître le Grand-Duché comme un « failed state » aux yeux du monde entier. Élu président de la Chambre de commerce en 2019, l’ancien ministre CSV persiste et signe. Sans ouvertement plaider pour le « schlanke Stat » (une position que même le DP a entretemps abandonnée), l’institution patronale propose aujourd’hui d’en « stabiliser » la croissance. Dans une étude publiée le mois dernier, elle critique la « concurrence déloyale » que représenterait un secteur public qui recrute à tour de bras pour compenser les départs à la retraite et suivre la hausse démographique. Contre ce « véritable drainage des jeunes diplômés vers la fonction publique », un seul remède : « une digitalisation accrue ».
Le papier de la Chambre de commerce a été échafaudé par un groupe de travail ad hoc, mené par le membre élu Marc Niederkorn. Ce directeur local de McKinsey base la majeure partie de ses projections sur « une étude reconnue » de McKinsey. Le cabinet de conseil américain estimait en 2017 que le secteur de l’éducation présenterait un « potentiel d’automatisation » de 26 pour cent des activités. Une part qui s’élèverait à 37 pour cent pour l’administration publique et à 36 pour cent pour le secteur de santé. « À moyen terme », onze milliards d’euros pourraient ainsi être « économisés », en déduit la Chambre de commerce. « Ce potentiel se compose d’une partie d’emplois réorganisés et d’une partie d’emplois supprimés », lit-on dans les annexes du papier de l’institution patronale. Puis, une phrase plus loin : « Il n’y aura pas de suppression de postes, mais des départs en retraite non remplacés ».
Dans son étude européenne de 2017, McKinsey chante les louanges de la digitalisation du secteur de l’éducation, promettant un « contrôle des coûts », un « boost de qualité » et une augmentation de la « scalability ». L’avenir appartiendrait aux « virtual classrooms ». Elles représenteraient un modèle « flexible » et « plus personnalisé ». Ces prévisions techno-optimistes n’ont pas résisté au test grandeur nature qu’a constitué la pandémie du Covid-19. La généralisation du homeschooling a creusé les inégalités scolaires, sans parler de ses effets psychologiques. Un retour d’expérience ignoré par la Chambre de commerce, qui se contente de régurgiter les mots d’ordre d’hier. Face au Land, le directeur de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, tente de relativiser : Il ne faudrait « pas surévaluer » l’étude de McKinsey, qui serait « effectivement un peu outdated ». Mais des gains d’efficacité seraient toujours possibles dans l’Éducation, « des choses comme scanner les bulletins ou digitaliser les échanges avec les élèves ». (En réalité, la communication entre profs et lycéens passe déjà par les canaux digitaux.)
Alors que la Commission européenne vient de décerner au Luxembourg la troisième place dans son « eGovernment Benchmark », le papier de la Chambre de commerce estime que le secteur public a accumulé « un retard significatif » dans sa « transformation digitale ». Carlo Thelen s’affiche plus diplomatique, louant les efforts gouvernementaux, tout en plaidant pour une approche « holistique », notamment d’échange des données entre des administrations qui seraient toujours prises dans une « pensée de silo ». Mais l’institution patronale cuisine avec des ingrédients statistiques non-traçables. Le « secteur public », lit-on dans l’étude, emploierait « environ 100 000 personnes » ; « à politique inchangée », il atteindrait 130 000 emplois à l’horizon 2030. Prise au sens propre, la fonction publique n’employait que 32 848 agents fin 2021. Selon l’OCDE, le Luxembourg se classe à la 28e place (sur 34 pays analysés) en termes d’« employment in general government ». Tandis que dans les pays scandinaves, la part de fonctionnaires atteint les trente pour cent de la population active, elle oscille entre douze et treize pour cent au Luxembourg. Pour les besoins de son pitch, la Chambre de commerce a fait gonfler cette part de douze à 21 pour cent, y assimilant en vrac l’ensemble du secteur « santé humaine et action sociale », des cabinets de dentistes aux crèches privées, en passant par le complexe « paraétatique ». D’après les derniers chiffres du Statec, ce-dernier pèse lourd : Hôpitaux Robert Schuman (2 390 salariés), Servior (2 160), Hëllef Doheem (2 050), Elisabeth (2 000), Centre hospitalier Emile Mayrisch (1 960), Croix Rouge (1 270), Caritas (800).
Ce bloc remonte en majeure partie aux congrégations religieuses du XIXe siècle. Que des hommes politiques libéraux – et anticléricaux – en aient favorisé l’essor restera comme une des grandes ruses de l’Histoire luxembourgeoise. Afin de ménager le budget de l’État, le Président du gouvernement (1888-1915) Paul Eyschen externalisa le care work à des filles de paysans, sous-payées et surexploitées : les nonnes. L’historien Paul Zahlen parle dans ce contexte d’un « système sociopolitique hybride » qui tient par des « prises de participation croisées ». Au moment de la séparation entre l’Église et l’État en 2016, personne n’osa toucher à cet arrangement séculier, tellement les congrégations et les organismes qu’elles ont engendrés sont indissociables du tissu social et hospitalier.
Le Luxembourg craque aujourd’hui sous le poids de sa croissance. La pénurie de main d’œuvre frappe tous les secteurs, publics et privés. Les administrations publiques sont entrées en surchauffe. Longtemps célébré par Jean-Claude Juncker, « le génie luxembourgeois » – c’est-à-dire un petit nombre de commis de l’État traitent un grand nombre de dossiers – a plié sous l’accumulation et la complexification des dossiers européens. Le moins-disant institutionnel, jadis favorisé par Luc Frieden, est devenu nuisible au modèle d’affaires. À l’heure où le Luxembourg fait miroiter sa grande transformation de « tax haven » en « safe haven », son appareil de régulation et de supervision doit paraître crédible. La politique de recrutement à l’Administration des contributions directes illustre cette accélération : En 1977, elle comptait trois fonctionnaires dans la carrière supérieure. D’après les rapports annuels, ce nombre passe à quinze en 2007, puis à 73 en 2017, pour atteindre 207 en 2021.
Tentant désespérément de recruter du personnel, le ministère de la Fonction publique a lancé une campagne publicitaire, « Är Talenter am Déngscht vum Bierger ». Dans une trentaine de clips faits maison et accompagnés d’une musiquette pseudo-palpitante, les administrations se présentent. Un agent pénitentiaire confie qu’il a toujours voulu faire « un métier en uniforme » et que la réalité à Schrassig serait « complètement différente de ce qu’on voit dans les films ». Une stagiaire relate son passage « de l’autre côté », d’une fiduciaire à l’Enregistrement, et l’importance d’être à l’écoute des « assujettis ». Une autre recrue récente estime qu’« un bon fonctionnaire » se caractériserait par « la patience ». Un responsable du cadastre évoque la structure d’âge en forme de pyramide inversée : « On a donc de bonnes chances de monter l’échelle ».
Il avait fallu la pression de la Cour de Justice et de la Commission européennes avant que le Parlement ne se décide, une semaine avant Noël 2009, à élargir l’accès à la fonction publique aux non-Luxembourgeois. La ministre Octavie Modert (CSV) s’en réjouit : « De Pays réel gëtt nach méi reell ». Mais dans les faits, les examens dans les trois langues administratives allaient former un barrage à l’intégration. L’ouverture est lente à se concrétiser. Selon les derniers chiffres du ministère de la Fonction publique, seulement 7,6 pour cent des agents de l’État (fonctionnaires et employés) sont actuellement des non-Luxembourgeois. (En 2016, ce taux était de 5,6 pour cent.) « La CGFP n’a jamais revendiqué des recrutements massifs », déclarait son président, Romain Wolff, la semaine dernière au Land. En 1994, le syndicat corporatiste estimait encore qu’une fonction publique réservée exclusivement aux Luxembourgeois constituerait « le seul rempart contre le noyautage de nos structures étatiques, et contre la dilution, et en fin de compte, la sape de notre identité nationale ». Si la CGFP a entretemps abandonné un tel discours xénophobe, elle maintient sa position protectionniste : « Toute dérogation à la maîtrise des trois langues administratives doit être strictement limitée », rappelait-elle en décembre. Le conseil de gouvernement peut d’ores et déjà dispenser un candidat d’une ou de deux langues administratives. La pandémie a provoqué un doublement de ces exemptions linguistiques, qui sont passées à 241 en 2021.
Diplomatie, fisc, police, magistrature, renseignements : certains emplois comportant « une participation à l’exercice de la puissance publique » ou ayant comme objet la « sauvegarde des intérêts généraux de l’État » restent réservés aux seuls nationaux. Dès novembre 2017, alors qu’il était encore ministre de la Fonction publique, Dan Kersch (LSAP) avait sonné l’alerte devant la commission parlementaire : « Dans un avenir proche, l’ambition de nourrir les postes de la fonction publique luxembourgeoise, et plus particulièrement ceux de nature régalienne, exclusivement par des nationaux se verra confrontée au mur de la croissance démographique continue de notre pays ». La ministre de la Justice, Sam Tanson (Déi Gréng), a lancé un premier ballon d’essai. Elle a déposé un projet de loi qui introduit la fonction de « référendaire de justice ». Censés décharger des magistrats débordés, ces postes d’assistants seront ouverts aux ressortissants européens. La CGFP a illico dénoncé « un précédent néfaste ». En 2009, l’éternel président de la CGFP, Jos Daleiden, avait formulé le credo de sa corporation : « Notre peau luxembourgeoise nous est plus proche que la chemise européenne ».