Luc Frieden dit diriger un pays peuplé à « 90 pour cent » de membres des classes moyennes. Une image d’Épinal qui lui permet de ne pas parler des inégalités de patrimoine, ni de la fracture qui se creuse entre ceux qui héritent et ceux qui n’héritent pas

« Wäit an d’Mëttelschicht »

À Belle Étoile, temple de la  « Mëttelschicht » luxembourgeoise
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 09.02.2024

Question pour un champion : Que suis-je ? Concept sans cesse utilisé par les politiciens, je suis généralement précédé de l’adjectif « breet » et suivi du verbe « entlaaschten » ? Réponse : « Mëttelschicht ». Son protecteur auto-proclamé, c’est Gilles Roth (CSV). Avant de devenir ministre des Finances, il a passé dix ans à présenter les classes moyennes (« déi Normal », ancrés dans la « vraie vie ») comme les victimes du marché immobilier, du système fiscal, de l’inflation, des prix à la pompe. Mais le CSV se garde bien de définir ce groupe. « Ech mengen, d’Mëttelschicht ass eppes, wou mir praktesch alleguerten hei dozou gehéieren », telle était l’esquive trouvée par Roth fin septembre dans l’émission Kloërtext sur RTL.

La journaliste Caroline Mart avait prié les candidats de donner leur définition des classes moyennes, en fixant un revenu maximal. Marc Baum (Déi Lénk) brisait l’entente en confiant qu’à ses yeux, un député, et a fortiori un député-maire, ne ferait plus partie des classes moyennes. La libérale Yuriko Backes préférait, elle, rester évasive : « Mir setzen do kee konkrete Chiffer drop ». Mais elle rappela que le crédit d’impôt énergie, décidé à la Tripartite, couvrait les revenus allant jusqu’à 100 000 euros. C’était également le montant avancé par Liz Braz (LSAP) et Line Wies (Déi Lénk) pour répondre à la question « Ab welchem Bruttojahreseinkommen ist man in Luxemburg reich », posée par le Wort dans sa série estivale « Zahlen bitte ! ». (Le pirate Tommy Klein répondait 240 000 euros, la libérale Mandy Minella optait pour le « Joker ».)

Électoralement, la limite des 100 000 euros s’avère périlleuse. C’est qu’un prof de lycée en fin de carrière gagne 136 000 euros au Luxembourg, contre 50 400 en France et 85 600 euros en Allemagne. (En Europe, seuls leurs collègues suisses gagnent plus : 139 600 euros.) Les fonctionnaires de la « catégorie A » dépassent les 10 000 euros de traitement mensuel au bout d’une douzaine d’année. Frank Engel (Fokus) a donc veillé à ne pas s’aliéner ce vote : « Du bass nach Mëttelschicht, wann s de beispillsweis eng Proffepai hues », rassurait-il sur RTL-Télé. Mais on se situerait alors au « Wupp ».

« L’électorat luxembourgeois dispose du revenu mensuel moyen par ménage le plus élevé de l’UE : plus de 35 pour cent d’entre eux ont un revenu supérieur à 6 001 euros », lit-on dans l’étude Polindex 2023, dont les premiers éléments furent présentés fin juin. Les chercheurs de la Chaire de recherche en études parlementaires de l’Uni.lu y constatent une progression « des plus hauts revenus » parmi les votants : 18 pour cent gagnent plus de 6 000 euros, 17 pour cent plus de 8 000 euros par mois. Ce seraient les Verts et le DP qui compteraient la plus large partie de l’upper middle class parmi leur électorat. C’est du moins ce que déclaraient les sondés trois mois avant les législatives.

L’étude se base sur un échantillon pondéré de 1 500 personnes, toutes inscrites sur MyPanel d’Ilres et payées dix à quinze euros pour leur participation. Elle permet de prendre la mesure de certains mouvements tectoniques. 35 pour cent du corps électoral possèdent ainsi une deuxième nationalité (leur vote profiterait surtout au DP). Autre shift : Pour la première fois depuis 1999, le secteur public n’est plus majoritaire ; 54 pour cent des électeurs travaillent désormais dans le privé. En même temps, les élections continuent à être dominées par les boomers : « L’électorat luxembourgeois reste le plus âgé de l’UE. »

Mercredi dernier, Luc Frieden s’autocongratulait. Jusqu’ici, son gouvernement aurait « ganz gutt geschafft » et serait « plus ou moins am Jumm », disait-il lors du briefing de presse. Il aurait restitué du pouvoir d’achat aux classes moyennes, « et je dirais que le gros des Luxembourgeois en fait partie ». En octobre 2020, il considérait que la « Mëttelschicht » représentait « 90 pour cent de la population » (RTL-Radio) ; en décembre 2023, il estimait qu’elle se recoupait avec « la quasi-totalité de la population » (Paperjam). Luc Frieden réactive l’image chrétienne-sociale du Luxembourg comme grande famille homogène, stable et pacifiée.

Le directeur du Statec, Serge Allegrezza, reste sceptique vis-à-vis d’un concept que personne n’ose définir : « Les classes moyennes sont une sorte de peuple du milieu largement fantasmé », dit-il au Land. « Ee schrecklecht Wuert, wéi ech fannen », glissait Jean-Claude Juncker en 2013, pendant son dernier état de la nation, à propos des « sougenannte Mëttelschicht ». Tout le monde ou presque considère qu’il en fait partie : Les ouvriers ne veulent pas être relégués dans la catégorie de la « classe inférieure », tandis que les nantis ne se rendent pas compte de leur situation privilégiée ou préfèrent ne pas la révéler.

Les classes moyennes sont d’abord un dispositif discursif. Paradoxalement, ses contours flous en constituent la force, tout le monde pouvant y projeter ses désirs. En 1959, le Wort voyait réunies dans les classes moyennes « die vorzüglichsten Bestrebungen des Bürgers »: « Fleiß, Freude an guter Arbeit, Sparsinn, Friedfertigkeit. […] Fiele diese Zentralschicht auseinander, dann fielen alle zusammen ins Proletariat zurück. Wo wären in diesem Fall die lachenden Dritten? Die Marxisten (die Kommunisten und Sozialisten). » Mais jusque dans les années 1970, le terme désignait surtout les artisans, les petits commerçants et les patrons de PME, c’est-à-dire une petite bourgeoisie en partie sur le déclin. Ce n’est que dans les années 1970, qu’il commence à prendre son sens actuel et à englober les cols blancs salariés et fonctionnarisés.

Louis Chauvel, professeur à l’Uni.lu et à Sciences-Po Paris, compte comme le grand expert des classes moyennes, depuis la publication, en 2006, de Classes moyennes à la dérive. Il voit dans la pression immobilière une « véritable source de déstabilisation pour les classes moyennes au Luxembourg ». Il pointe le creusement des écarts en termes de patrimoine, la fracture entre ceux qui héritent et ceux qui n’héritent pas. Deux personnes ayant le même revenu peuvent avoir des modes de vie très différents selon leur background familial, ou la chance d’être « le seul enfant de quatre grands-parents ».

Luc Frieden voit les choses différemment. Il présente l’héritage (et l’absence de droits de succession en ligne directe) comme un des garants de la « Mëttelschicht ». En décembre 2009 déjà, il philosophait depuis le pupitre parlementaire : « Dat huet vill zum Opbau vun enger staarker Mëttelklass an eisem Land bäigedroen […], well et de Leit doduerch vu Generatioun zu Generatioun an eisem Land besser gaangen ass wéi der Generatioun virdrun ». Le neie Luc ne déroge pas à son ancien credo. En octobre 2020 encore, celui qui était alors président de la Chambre de commerce le répétait (quasiment mot pour mot) sur RTL-Radio, en ajoutant : « C’est la raison pour laquelle notre pays va beaucoup mieux, et notamment sa classe moyenne. » Dans sa déclaration gouvernementale, le nouveau Premier ministre expliquait ne pas introduire d’impôt sur l’héritage, afin de « continuer à favoriser l’ascension sociale ».

L’argumentaire semble fragile. Étant donné que le patrimoine des Luxembourgeois est constitué à deux tiers d’objets immobilier, il présuppose que les habitants disposent d’un capital d’ancrage local. Or d’après le dernier recensement, seulement un quart des résidents sont nés de deux parents eux-mêmes nés au Luxembourg. Les dix pour cent les plus riches héritent, en moyenne, de 385 000 euros, tandis que les dix pour cent les plus pauvres touchent 1 835 euros, d’après les calculs d’Improof, le think tank de la Chambre des salariés.

Alors que les inégalités de revenu sont connues, celles du patrimoine restent largement dans l’ombre au pays du secret bancaire (pour résidents). Pour s’en faire une idée (approximative), on peut se référer à la dernière édition du Luxembourg Household Finance and Consumption Survey, publiée par la Banque centrale et se basant sur un sondage auprès de 2 000 ménages résidents. Les données que contient l’étude sont spectaculaires : « In 2021, the wealthiest 1 percent of households in Luxembourg owned around 15% of total net wealth, the wealthiest 5 percent 34%, the wealthiest 10 percent 48%, and the top 20 percent about two thirds. The bottom fifty percent of households owned less than 9 percent of total net wealth. » 

Selon l’étude Polindex, « le groupe des 6 000 à 8 000 euros par mois est le plus porteur d’espoir ». Pour Louis Chauvel, les classes moyennes constitueraient « un monde très ouvert », du moins quand « tout est optimiste ». Il rappelle le rôle qu’elles ont joué dans les transformations socio-culturelles de l’après-68. Mais le grand risque, prévient-il, c’est que lorsque l’économie se ralentit, « ce groupe optimiste passe à son opposé ». Au Grand-Duché, cette perspective resterait beaucoup plus lointaine que dans les pays voisins, rassure le sociologue. « En termes de déstabilisation, la France a trente ans d’avance sur le Luxembourg ».

En aménageant des niches fiscales et réglementaires, le Luxembourg a su tirer avantage de la mondialisation néolibérale qui, ailleurs, a paupérisé la classe ouvrière et affaibli l’État providence. Dylan Theis, un jeune économiste à la Chambre des salariés, a tenté de retracer l’évolution des classes moyennes sur les dernières décennies. Pour délimiter ce groupe, il a repris la définition de l’OCDE : Un ménage y appartient si ses revenus se situent entre 75 et 200 pour cent de la médiane. Cette dernière étant de 41 200 euros (en 2019), cela donne un éventail énorme, allant de 30 900 à 82 400 euros de revenus annuels. En 2019, 61,4 pour cent des ménages faisaient partie de cet artefact statistique, un taux qui, en 1985, était encore à 70,9 pour cent.

Il y a quarante ans, les classes moyennes concentraient 77 pour cent des revenus disponibles, elles en détiennent 64 aujourd’hui. Dylan Theis en conclut : « La classe moyenne devient comparativement plus pauvre ». Et d’appeler à « revenir sur le chemin de la moyennisation de la société luxembourgeoise ». En 2019, une étude du Statec montrait pourtant que, depuis le milieu des années 80, les classes moyennes luxembourgeoises avaient vu leur niveau de vie augmenter en moyenne de 3,6 pour cent par an. Soit bien plus rapidement qu’en France (1,1 pour cent), en Belgique (1,8) ou en Allemagne (deux). Mais en parallèle, les hauts revenus se sont envolés au Grand-Duché : une hausse annuelle de 4,1 pour cent, soit deux fois plus qu’en Belgique et en Allemagne, et trois fois plus qu’en France.

Ce sont probablement les données sur les inégalités territoriales qui démentent de manière la plus tangible l’imaginaire du Luxembourg comme grande classe moyenne. Elles révèlent la fracture entre le « Luxembourg métropolitain » et le « Luxembourg périphérique » (pour reprendre l’expression de l’économiste Gérard Trausch). Les salaires médians vont du simple au double entre, d’un côté, la capitale et sa ceinture dorée, et les villes ouvrières du Sud et les localités paupérisées du Nord de l’autre. Les inégalités se reproduisent d’une génération à l’autre. Un élève de Differdange, Wiltz ou Vianden a plus de chances d’être orienté vers le régime préparatoire que vers le lycée classique. Les enfants grandissant à Reckange-sur-Mess, Contern ou Niederanven sont par contre presqu’assurés (à 75 pour cent) d’emprunter la filière la plus prestigieuse.

La campagne de Luc Frieden s’adressait à une partie des classes moyennes qui voyaient en lui le protecteur de leur pouvoir d’achat, et incidemment de leur lifestyle carboné. Quoique simplistes, ses mots d’ordre ont consolidé la base électorale du CSV dans certains milieux : Les conservateurs défendant le statu quo, les pragmatistes épris de stabilité, les établis cherchant à se distinguer par leur mode de consommation. Une assise politique assez éloignée des élites cosmopolites, plus méfiantes vis-à-vis des hiérarchies et autorités, qui formaient le socle commun de la majorité sociale-libérale.

La CGFP, l’OGBL et le LCGB s’indignent de la « progression à froid » et du « Mëttelstandsbockel » : Les classes moyennes mériteraient des allègements fiscaux. Il n’y aurait qu’à taxer les riches, c’est-à-dire les autres. La revendication syndicale escamote le niveau d’affluence qu’atteint une bonne partie de la « Mëttelschicht ». (Lors de la Tripartite de mars 2022,
l’OGBL revendiquait que les revenus jusqu’à 135 000 euros soient inclus dans le crédit d’impôt.) Les syndicats avancent sur une pente glissante, risquant de délégitimer l’impôt lui-même, ceci à un moment où la crise du logement et la transition énergétique nécessitent d’énormes investissements publics. En 1976 déjà, alors que la crise sidérurgique mettait le pays au bord du gouffre, Mario Hirsch notait dans le Land : « Spricht man nicht auch bei uns in einem wachsenden Maße von einer erdrückenden Steuerlast ? Hier zeichnet sich ein Generalangriff der Mittelschicht gegen den sozialen Wohlfahrtsstaat ab, dessen Umverteilungsfunktion ja hauptsächlich über das Steuersystem ausgeübt wird. »

Bernard Thomas
© 2024 d’Lëtzebuerger Land