Tchinguiz Aïtmatov, poète et diplomate kirghiz au Luxembourg

L’écriture au père disparu

d'Lëtzebuerger Land vom 26.01.2024

À Dommeldange, une rue porte son nom, pour laquelle on a choisi l’orthographe « Chingiz Aitmatov ». Entre 1990 et 1994, le poète kirghiz était ambassadeur au Luxembourg, le dernier de l’Union soviétique et le premier de la Fédération de Russie, avant de finalement servir la République Kirghize à Bruxelles de 1994 à 2006. À l’international, Tchinguiz Aïtmatov reste surtout connu pour ses livres qui se déroulent au Kirghizistan et en Asie Centrale. Il a notamment écrit Djamilia, traduit par Louis Aragon qui qualifia ce roman de « plus belle histoire d’amour au monde ».

Quand on parcourt Cheker, son village natal, on cherche les endroits qui ont pu inspirer ses écrits. Un petit musée municipal est dédié à l’écrivain : on y voit quelques photos de sa vie au Luxembourg, des objets lui ayant appartenu, d’autres qu’il a reçus lors de ses voyages. Cheker se trouve près de l’actuelle actuelle frontière nord-ouest, là où les montagnes kirghizes se terminent et les steppes kazakhes commencent. Les maisons sont construites au centre de jardins fruitiers, les clôtures décorées de formes géométriques en bois. Le soleil perce les nuages poussés par le vent. On dit que l’eau des ruisseaux est aussi pure que la neige qui tombe dans les montagnes. La nuit, il fait froid. Les poêles à charbon sont allumés. La lune sera la seule lumière pour ceux qui s’aventurent dehors. « Ayez un chemin éclairé », souhaite-t-on en langue kirghize.

C’est dans ce village que Tchinguiz Aïtmatov naît le 12 décembre 1928. Après la prise de pouvoir des communistes en Russie en 1917, Lénine promettait de créer une Union de républiques représentant les nations vivant sur le territoire de l’empire tsariste russe. L’Union Soviétique était supposée être « un cadre » au sein duquel les nations pouvaient se développer sans semer la discorde au sein des classes travailleuses. Le Kirghizistan commence donc son histoire soviétique en tant que région autonome. En 1936, la République socialiste soviétique kirghize est fondée. Sa capitale est Frounze, aujourd’hui Bichkek, et elle accueille alors des communistes tchécoslovaques qui y créent une coopérative artisanale. Alexander Dubček, le leader communiste tchécoslovaque renversé par les forces du Pacte de Varsovie en 1968, passe une partie de son enfance dans cette ville.

La mère de Tchinguiz, Nagima, est originaire de Karakol, ville au bord du lac Issyk-Koul. Elle était une activiste pour les droits des femmes et dans la lutte contre l’analphabétisme. Le père de Tchinguiz, Torekoul, est un fonctionnaire du parti communiste kirghiz. Il a été formé à l’Université communiste des travailleurs d’Orient, une école des cadres basée à Moscou. Elle avait pour mission de former des cadres communistes des pays qui faisaient encore partie des empires coloniaux, et a vu passer des leaders vietnamiens et chinois comme Hô Chi Minh et Deng Xiaoping.

Le cours de l’Histoire n’épargnera pas les Aïtmatov. L’ascension de Staline se concrétise par l’élimination des fonctionnaires qui pourraient résister à ses directives. Les purges sont lancées en juillet 1937. En novembre 1938, le NKVD, redoutable police politique de l’État soviétique, met en détention les membres du gouvernement kirghiz, notamment Torekoul, le père de Tchinguiz. Le NKVD les exécutera brutalement et leurs corps seront enterrés dans un lieu tenu secret. Nagima et ses enfants sont épargnés. Ils commencent une existence pénible en tant que membres de famille d’une personne condamnée comme ennemi du peuple. Quand Tchinguiz décrit des personnages féminins forts dans ses romans, il pense peut-être au courage de sa mère, veuve avec plusieurs enfants à charge.

Le régime impose à tout enfant la participation aux « Pionniers », mouvement de jeunesse de l’Union Soviétique. Mais en tant que fils d’un « ennemi du peuple », Tchinguiz s’en voit exclu. Cela lui évitera probablement une forme d’embrigadement, mais cela accentuera également le sentiment de marginalisation de cet orphelin. Aujourd’hui encore, les habitants de Cheker se rappellent cet enfant qui allait pleurer seul près du ruisseau du village.

La Deuxième Guerre mondiale va affecter le destin de Tchinguiz. Le 22 Juin 1941, Adolf Hitler lance ses troupes à la conquête de l’Union Soviétique. Staline ordonne la mobilisation. Le village de Cheker se vide de ses hommes adultes, mobilisés pour la guerre. L’adolescent Tchinguiz a pour rôle d’aider les autorités municipales dans leurs tâches : Il aura comme mission d’annoncer aux familles la perte d’un parent sur le front. Il verra également la cruauté du régime soviétique lorsqu’il doit faire payer l’impôt à des veuves de guerre, restées seules avec leurs enfants.

Arrive la fin de la guerre. Tchinguiz suit des études en sciences agricoles entre 1948 et 1953. Durant la même période, il publie des nouvelles littéraires en kirghiz. Les nouvelles de Tchinguiz connaissent des premiers succès en 1952. Elles lui valent d’être invité comme étudiant à l’Université de littérature Gorki à Moscou. Après la fin de ses études, son court roman Face à Face constitue une scission avec la littérature soviétique des années cinquante. Elle raconte l’histoire d’un agriculteur kirghiz qui déserte l’armée et s’enfuit dans les montagnes parce qu’en tant que Kirghiz, il rejette cette guerre entre Allemands et Russes. La critique est dure envers cette nouvelle qui bat en brèche l’image du soldat soviétique dévoué à la victoire de l’URSS. Or, le personnage inventé par Tchinguiz est un anti-
héros. Pour survivre dans la montagne, il vole la dernière vache d’une veuve de soldat et mère de trois enfants. Ce crime vaut au déserteur d’être dénoncé par sa propre femme.

Tchinguiz devient le correspondant du journal officiel soviétique Pravda en République Soviétique Kirghize. Il continue d’écrire des textes littéraires et publie son chef d’œuvre Djamilia, publié en français en 1959. Dans ce roman, un adolescent décrit sa vie dans un village pendant la guerre. Son frère, Sadyk, est mobilisé. Sa belle-sœur, Djamilia, travaille au village en attendant le retour de son mari. Elle tombe amoureuse d’un soldat, Danïiar, qui est revenu de la guerre, blessé. Djamilia finit par s’enfuir avec lui. Il est difficile de sous-estimer la controverse qu’un tel roman pouvait créer en Union Soviétique. La nouvelle Le premier maître raconte l’histoire d’un militant bolchévique kirghiz qui vient dans un village enseigner auprès des jeunes habitants. Une paysanne, devient son élève. Le récit décrit son admiration pour ce jeune militant qui rejette les traditions archaïques. Une forme de critique d’un régime qui s’est transformé en bureaucratie. Tchinguiz s’est peut-être inspiré de la vie de ses parents. On le voit : les œuvres d’Aïtmatov sont des publications critiques, bien qu’elles restent dans le registre soviétique. Il reçoit le prix Lénine de littérature en 1963.

En dehors de l’Union Soviétique, le monde change. La décolonisation bat son plein. La conférence de Bandung a lieu en avril 1955. À Moscou, on cherche à établir des alliances avec ces pays nouvellement indépendants sans donner des apparences de néo-impérialisme. En février 1956, lors du 20e congrès du parti communiste d’URSS, Nikita Khrouchtchev fait deux discours. Dans le discours « public », il insiste sur la coopération entre pays libérés du colonialisme et les pays socialistes. Sur le plan culturel, Tchinguiz Aïtmatov tout comme d’autres auteurs d’Asie centrale seront les rouages de cette coopération. Ils sont perçus comme les meilleurs intermédiaires entre l’URSS et les habitants des pays asiatiques et africains. Des représentants d’une Union Soviétique « décolonisée » en relation avec d’autres peuples décolonisés. Tchinguiz participe aux délégations soviétiques aux rassemblements afro-asiatiques à New Delhi en 1956, puis à Tachkent en 1958.

Dans son discours « secret », Khrouchtchev critique Staline, et annonce la déstalinisation. En 1958, le père de Tchinguiz est réhabilité. En 1964, Tchinguiz Aïtmatov devient vice-président du Comité soviétique de la solidarité des pays d’Asie et d’Afrique. Dans ce rôle, il représente l’URSS lors de sommets internationaux au Ghana, en Inde, ainsi que dans plusieurs capitales d’Asie Centrale. En 1968, à Tachkent, il tient un discours sur « L’homme entre deux langues », en prenant comme exemple le bilinguisme russe et kirghize. Cette situation linguistique, explique-t-il, pourrait servir de modèle pour les pays nouvellement décolonisés. Le bilinguisme permettrait la cohabitation d’une langue « coloniale », rendant possible l’intégration dans le monde globalisé, tandis que les langues nationales ont une existence indépendante dans l’espace national. Il s’agirait de faire cohabiter ces deux langues de façon proportionnée, harmonieuse et juste.

Tchinguiz Aïtmatov est également un intermédiaire avec le monde occidental. En 1967, il est invité par l’auteur américain Arthur Miller au 35e Congrès du Pen Club en Côte-d’Ivoire. C’est à partir des années 1970 que le nom d’Aïtmatov paraît dans la presse luxembourgeoise. Dans un article publié en mars 1972 dans le Wort, on décrit une conférence organisée sur l’écrivain à la maison des Jeunes de Luxembourg, à laquelle participent également la ministre de la Culture, Madeleine Frieden-Kinnen, et l’écrivaine luxembourgeoise Rosemarie Kieffer. En tant que présidente de l’Institut Pouchkine, celle-ci promeut activement les œuvres d’Aïtmatov au Luxembourg. Elle publie un article sur la vie et les œuvres d’Aïtmatov dans la publication américaine Book Review où elle note que le père de Tchinguiz serait mort au combat pendant la guerre. Dans les années 70, cette dissimulation est le signe que, malgré la réhabilitation de Torekoul en 1958, parler d’une personne assassinée lors des purges staliniennes reste encore un sujet politiquement sensible.

L’arrivé de Tchinguiz Aïtmatov au Luxembourg se fait dans le contexte de la Glasnost et de la Perestroïka. Proche de Mikhaïl Gorbatchev, il est nommé ambassadeur de l’URSS au Luxembourg le 5 octobre 1990. Peu après son arrivé, Rosemarie Kieffer publie un entretien avec le nouvel ambassadeur. Cette fois-ci, la mort du père dans les purges staliniennes est ouvertement thématisée. En tant que diplomate soviétique, Aïtmatov continue son rôle d’intermédiaire culturel. Il doit aussi gérer les tensions géopolitiques qui accompagnent la chute de l’Union Soviétique. Le 29 mars 1991, il rencontre le ministre des Affaires étrangères, Jacques Poos, pour s’entretenir des événements dans les pays baltes où l’armée soviétique vient de réprimer les mouvements indépendantistes. Sur le plan artistique, les écrits de Tchinguiz évoluent. Il avait commencé sa carrière littéraire en suivant une ligne réaliste sociale, mais à partir des années 1980, ses écrits se rapprocheront de la spiritualité. Lorsqu’il arrive à Luxembourg, Tchinguiz finalise un livre de réflexion avec l’homme de religion japonais et spécialiste du bouddhisme, Daisaku Ikeda.

Dans un article de Ons Stad 1994, on lit que Tchinguiz participait aux Journées littéraires de Mondorf d’Anise Koltz, avec qui il s’entretenait en russe. On trouve également une citation de lui à propos de la ville de Luxembourg : « À Luxembourg (…) je trouve ce qu’il me faut avant tout, le recueillement, le silence pour écrire. Il me plaît que la Ville de Luxembourg soit classiquement européenne – elle possède de vieux quartiers, des ruelles étroites datant d’autrefois, des quartiers où s’érigent les banques, témoins de notre temps, et, avec le Kirchberg, un domaine de collectivisme européen ». (On y apprend également que ses enfants sont inscrits à l’École Européenne.) Le 6 janvier 1994, il est libéré de son poste d’ambassadeur de la Fédération de Russie et devient ambassadeur de la République Kirghize. Quelques mois plus tard, il part à Bruxelles pour y ouvrir une nouvelle ambassade.

Au Kirghizistan, la chute de l’Union Soviétique jette une lumière sur des débats longtemps occultés, notamment les purges des années trente. Qu’est-il arrivé aux membres du gouvernement soviétique kirghize exécutés par Staline ? Une femme, Bubura Kydyralieva, dit savoir où se trouvent les corps. Ils sont enterrés près d’une ancienne usine de briques à Chong Tash, à quelques kilomètres de la capitale kirghize. La nuit des assassinats, raconte-t-elle, son père a vu des soldats enterrer les victimes des purges. Sur son lit de mort en 1973, il avait confié à sa fille le lieu. Celui-ci est désormais un mémorial aux victimes des purges et porte le nom d’Ata-Beyit. Tchinguiz Aïtmatov décède à Nuremberg le 10 juin 2008. Il reçoit des funérailles nationales au Kirghizistan au sein du mémorial Ata-Beyit. Il y retrouve enfin ce père disparu 70 ans plus tôt.

Alejandro Marx
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