« Il est difficile à comprendre pourquoi le Luxembourg – qui à juste titre a déjà condamné à maintes reprises les crimes du Hamas – se refuse toujours à condamner explicitement les violations quotidiennes du droit international par l’État israélien. » Dans un communiqué diffusé mardi, Déi Lénk interpelle le ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel (DP), en déplacement en Israël et en Palestine. Voilà une semaine, ont paru des propos ambigus tenus par le Premier ministre, Luc Frieden, au sujet du pilonnage de Gaza et de sa population civile. Dans la RTL-Neijoerschinterview, le chef du gouvernement s’est dit préoccupé par le sort des populations civiles, mais a refusé catégoriquement de se prononcer sur la nature de la riposte militaire à l’attaque du Hamas le 7 octobre. Le Luxembourg se trouverait par principe dans le camp des démocraties, donc dans celui d’Israël (bien que le pays ait « un gouvernement particulier »), comme il est du côté de l’Ukraine, a dit le Premier ministre dans « un parallèle intellectuel ».
Lorsque l’interview a été enregistrée, le 18 décembre, la Cour suprême israélienne n’avait pas encore invalidé le projet de réforme judiciaire porté par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, estimant que la loi en question constituait une « atteinte grave et sans précédent au caractère essentiel de l’État d’Israël en tant que pays démocratique ». L’Afrique du Sud n’avait pas encore saisi la Cour internationale de justice (CIJ) d’un litige contre Israël sur la base de la Convention sur le génocide de 1948, signée par 152 pays dont le Luxembourg. Il est de ce fait engagé à « prévenir » tout génocide et à en « punir » les responsables, rappelle Déi Lénk. « Cette obligation de prévention vaut aussi pour les situations où il n’est pas encore établi à cent pour cent qu’un génocide soit déjà en cours », écrit encore le parti de la gauche. Le Luxembourg avait invoqué cette obligation pour intervenir aux côtés de l’Ukraine dans l’action que celle-ci avait intentée contre la Russie devant le tribunal de l’ONU chargé de régler les différends entre États. « Le Luxembourg considère que l’intervention dans la présente affaire permet aux États parties à la convention sur le génocide de réaffirmer leur engagement collectif à respecter les droits et obligations » qu’elle contient, « et notamment en soutenant le rôle essentiel de la Cour », avait écrit le service juridique du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), alors dirigé par Jean Asselborn (LSAP). Toute partie signataire a le droit d’intervenir.
Alors membre du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le Luxembourg avait souligné que cet organe intergouvernemental de l’ONU engage tous les États afin de prévenir de nouveaux génocides et à coopérer pour détecter rapidement les violations massives, graves et systématiques des droits de l’homme « qui, s’il n’y était pas mis fin, pourraient conduire à un génocide ». « Il peut donc être considéré de bonne pratique de s’appuyer sur les résultats d’enquêtes indépendantes menées sous les auspices des Nations unies avant de qualifier une situation de génocide et de prendre toute autre mesure en vertu de la convention », lit-on dans la lettre à la CIJ signée Alain Germeaux, chef du service juridique du MAEE et auteur de The International Legal Order in Global Governance. Cet ouvrage paru en 2022 aux éditions Palgrave MacMillan « sonde le rôle du droit international dans l’action politique et évalue comment le pouvoir (ou la puissance) affecte le processus », comme l’a résumé l’institut Max Planck lors de sa présentation en avril dernier. Pour rappel, Israël a les États-Unis pour principal allié.
En marge du déplacement de Xavier Bettel au Proche Orient, le ministère répond mercredi soir que le Luxembourg dit « prendre note » de la décision de l’Afrique du Sud de porter plainte contre Israël pour « génocide » dans la bande de Gaza auprès de la CIJ. « Le Luxembourg ne souhaite pas préjuger » de l’audience qui se tient en cette fin de semaine à La Haye « pour examiner les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud », estiment les services de Xavier Bettel. Ces jeudi et vendredi, la CIJ toise la demande de « protection contre un nouveau préjudice grave et irréparable aux droits que le peuple palestinien tient de la convention contre le génocide », et pour « faire en sorte qu’Israël respecte les obligations que lui fait la convention de ne pas commettre de génocide, et de prévenir et de punir le génocide ».
Mardi, la vice-Première ministre belge, Petra De Sutter, a émis le souhait que son pays s’associe à l’Afrique du Sud devant la CIJ. Pour l’heure aucun pays européen n’a suivi cette voie. Même pas l’Irlande. Avant son dernier conseil européen en novembre, Jean Asselborn avait témoigné que, durant la dernière décennie, les États-membres « did not give a fuck » à propos de la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État, lisait-on alors dans The Guardian: « There were two countries here that tried to put it on the agenda, me and the Irish », avait lancé le ministre socialiste des Affaires étrangères. Mais les Irlandais ont exclu le week-end dernier d’intervenir à la Haye. « L’affaire sera entendue par la Cour » et elle se fera son opinion, a fait valoir le Premier ministre Leo Varadkar. Le Taoiseach a complété : « I really think this is an area where we need to be very careful ». Il est assez rare que des États s’allient à ce stade de la procédure. Une telle initiative relèverait avant tout du symbole. Il y aurait donc beaucoup à perdre et très peu à gagner.
Le Luxembourg aura l’occasion d’évaluer l’opportunité d’une intervention quand l’affaire sera jugée sur le fond. Le ministère des Affaires étrangères rappelle en outre que le Luxembourg ne s’était pas prononcé au même stade de l’affaire Ukraine contre Russie en mars 2022, « à l’instar des autres membres ». Il considère en outre que ces affaires « ne sont pas comparables ». Le Luxembourg a en revanche soumis une intervention écrite dans la procédure relative à l’avis consultatif de la CIJ (demandé par l’Assemblée générale des Nations unies) sur les « conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé ». Selon nos informations, le Luxembourg s’y contente d’approuver la compétence de la CIJ sur la question. Les audiences se tiendront pendant la deuxième moitié du mois de février et le Luxembourg interviendra oralement.
La menace de mesures conservatoires de La Haye est prise très au sérieux par le gouvernement Netanyahu. Le cas échéant, l’État hébreu serait enjoint de cesser les hostilités à Gaza. Israël ignorera sans doute la sommation. Alain Germeaux rappelle que la théorie des relations internationales considère généralement la sécurité comme l’un des intérêts les plus essentiels pour ses acteurs. Ces derniers n’adaptent pas forcément leur action au droit international en cas de menace immédiate. Mais Israël pourrait perdre des soutiens politiques et logistiques soucieux de ne pas être accusés de complicité de génocide. Le risque existe pour l’Allemagne qui lui apporte une aide militaire significative. Déi Lénk rappelle d’ailleurs dans son communiqué qu’il est pénalement répressible « de contester, minimiser, justifier ou nier l’existence de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou d’un génocide constatés par des instances nationales ou internationales ». Se référant aux propos du Premier ministre au micro de Caroline Mart (« je m’interdis de juger quand il faut s’arrêter de réagir ou non »), le parti estime que de telles déclarations, « aujourd’hui politiquement irresponsables, pourraient très vite devenir pénalement répréhensibles ».
Le gouvernement de l’État hébreu s’inquiète de la saisine de la CIJ. Le média américain Axios (fondé par des anciens de Politico) a révélé la semaine passée comment le corps diplomatique avait été mobilisé pour intervenir auprès des responsables politiques de leurs juridictions d’accueil respectives. L’ambassadrice d’Israël en Belgique et au Luxembourg, Idit Rosenzweig-Abu apparaît sur les clichés pris cette semaine lors de la visite de Xavier Bettel dans le kibboutz Kfar Aza, attaqué par le Hamas le 7 octobre. Fin novembre, la diplomate avait tweeté en réaction à une phrase, « Israeli or Palestinian, it is always someone’s father or child », lue dans la presse belge en marge de la libération des otages israéliens et des Palestiniens incarcérés en Israël : « I got one thing to say : Marc Dutroux was also someone’s child. Doesn’t mean it (is) ok to compare him with his victims ». (Elle a ensuite amendé son tweet pour remplacer l’assassin pédophile par le terroriste Salah Abdeslam.) Le nouveau ministre des Affairs étrangères n’avait rien trouvé à y redire.
Au Proche-Orient, le Vice-Premier ministre Xavier Bettel ne s’est toutefois pas laissé convaincre de déclarer le recours sud-africain dénué de tout fondement (à l’inverse des États-Unis, de l’Autriche ou de la République tchèque). Le libéral ménage les deux camps. « Les témoignages que nous avons pus recueillir ce matin et les images que nous avons vues sont profondément troublants. Rien, absolument rien, ne peut justifier les actes barbares commis par les terroristes du Hamas contre des civils innocents », a-t-il déclaré après sa visite du kibboutz, insistant sur la libération de tous les otages détenus par l’organisation exerçant son autorité sur Gaza. Parallèlement, le Vice-Premier ministre a demandé un cessez-le-feu humanitaire immédiat, soulignant que les interruptions des combats avaient précédemment permis des libérations d’otages. Xavier Bettel, à l’inverse de son supérieur Luc Frieden, s’interroge sur la nature de la riposte. « Après trois mois de combats et des milliers de morts parmi la population civile de Gaza, il devient de plus en plus difficile d’argumenter en faveur d’une défense qui serait légitime et proportionnelle ». Depuis Ramallah, il a rappelé la « nécessité absolue pour Israël de prendre des mesures renforcées afin de protéger les populations civiles à Gaza et d’assurer un acheminement sans entrave de l’aide humanitaire à toutes les populations dans le besoin », est-il écrit dans le communiqué envoyé par le MAEE. Ce dernier soulève également le problème de la politique de colonisation menée par le gouvernement Netanyahu, « l’un des principaux obstacles à la solution à deux États ». Les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas ont causé la mort de 1 200 personnes sur le territoire israélien. Elles sont environ 30 000 à avoir succombé sous les bombes de Tsahal, dont 70 pour cent de femmes et d’enfants. Les Gazaouis survivant aux explosions et aux privations suffoquent dans l’attente de la décision de la Haye.