« De Präiss muss erofgoen ! », lançait, à quelques jours des législatives, le ministre vert Henri Kox sur RTL-Télé. Quelques mois plus tôt, du haut de la tribune de la Chambre, le ministre socialiste Franz Fayot déclarait : « Si on ne vend rien, il faut peut-être baisser les prix. Domadder fänkt et un ! ». Les membres du nouveau gouvernement se gardent de tels commentaires sur les projets de « Gio », Kuhn & Co. « Ce n’est pas au ministre du Logement de donner des consignes sur la détermination des prix dans un marché libre », dit Claude Meisch (DP) au Land. En même temps, il explique « vouloir réussir l’entrée dans le modèle viennois » ; une référence austromarxiste qui sonne bizarrement dans la bouche d’un libéral. Sur RTL-Radio, le ministre des Finances, Gilles Roth (CSV), a longuement tourné autour du pot, évitant de répondre à la question sur l’éventuelle nécessité d’une baisse des prix dans le neuf. Chez les libéraux et les chrétiens-sociaux, le sujet semble tabou. Pourtant, en octobre 2008, alors que le Luxembourg se confrontait à un meltdown financier, c’était un ministre CSV du Logement, l’inamovible Fernand Boden, qui déclarait : « Au Luxembourg, cette baisse des prix – d’ailleurs politiquement voulue – constitue une amélioration d’une situation ayant évolué défavorablement depuis de nombreuses années ».
Dans l’édition actuelle de Paperjam, les développeurs et constructeurs « les plus importants du pays » se suivent (chacun sur une pleine page) pour prêcher la bonne parole. La plupart exigent que les plafonds de l’amortissement accéléré soient « augmentés » (Louis-Marie Piron), ou simplement que le gouvernement en fasse « abstraction » (Roland Kuhn). D’autres plaident pour « un urbanisme négocié » (Éric Lux) ou se disent « disposés » à construire des logements abordables et à « garder ces objets en patrimoine sur une très longue période » (Laurent Olmedo). Personne n’évoque une décote. Le secteur semble avoir adopté la devise des Orange-Nassau : Je maintiendrai (mes prix.)
C’est avec une impatience fébrile que les développeurs attendent les stéroïdes fiscaux promis par Frieden. Ils misent sur une « dynamisation » des investisseurs, et veulent croire qu’elle provoquera un choc de la demande (ou au moins un effet psychologique) assez fort pour relancer le marché. Certains font preuve de Zweckoptimismus et veulent croire que les planètes finiront par s’aligner de nouveau. Une petite baisse des taux directeurs au printemps et les investisseurs se rueront sur les Vefas (Ventes en l’état futur d’achèvement), certes hors de prix, mais raréfiées au bout de mois de standstill. En cours de route, quelques acteurs auront fait faillite, ayant acheté du terrain trop tard et trop cher. (Entre 2020, le prix du foncier a fait un bond de presque 17 pour cent, suivi d’une hausse de dix pour cent en 2021 ; rétrospectivement, ce n’était vraiment pas le moment d’acheter.) Tant pis : les concurrents pourront en profiter pour consolider leur position dominante. Le pari de l’attente aura été le bon. Tout reviendra à l’anormale, la machine se remettra à tourner.
Le think tank de la Chambre de commerce reste incrédule. Les taux de rendement locatif demeurent bas (malgré l’explosion des loyers) et la promesse d’une plus-value future paraît fragile ; deux « freins à une reprise tellement puissants qu’ils tendent à rendre nécessaire, à moins d’une baisse marquée des taux d’intérêt, un recul encore plus prononcé des prix immobiliers », écrit Idea cette semaine. Déclenchée par la fin de l’argent « gratuit », la crise de l’immobilier touche l’ensemble du monde occidental. Aux années de surchauffe ont suivi des mois de sidération. Le renchérissement du crédit a amputé plus de vingt pour cent du pouvoir d’achat des acquéreurs. Au Luxembourg, le nombre de nouveaux crédits a chuté de 44 pour cent sur une année. Partout en Europe, on constate un début de correction, mais pas de krach, pour l’instant.
La guerre de tranchées entre acquéreurs et promoteurs entre dans sa deuxième année. Les uns ne veulent (ou ne peuvent) payer les prix que les autres ne veulent (ou ne peuvent) baisser. Du coup, le volume des transactions s’est brutalement effondré. Seulement 345 actes de Vefas ont été signés entre janvier et juin 2023, contre 1 097 durant la première moitié 2022. Les prix dans le neuf restent, eux, gelés, avec même une légère hausse. (Les chiffres du troisième trimestre tomberont le 21 décembre ; ils devraient confirmer la tendance.) « Il y a très, très peu de ventes dans les Vefas. Ceux qui vendent, ce ne sont que des promoteurs qui n’ont pas le choix », dit le chercheur au Liser, Julien Licheron. En septembre, l’Observatoire de l’habitat et le Statec estimaient que « le nombre de transactions reste limité justement parce que certains vendeurs potentiels préfèrent attendre plutôt que de baisser leur prix. » Dans Wunnen : Tout reste affaires (paru cet été), l’économiste Samuel Ruben évoque un marché immobilier « en plein jeu de poule mouillée entre les aspirants acquéreurs qui espèrent (des baisses de prix, des bonnes affaires) et des détenteurs de biens qui attendent (le retour des jours heureux) ».
Contrairement aux promoteurs, la plupart des ménages ne peuvent s’offrir le luxe d’attendre. Dans l’ancien, le volume des transactions a certes reculé, mais beaucoup moins fortement (-34,7%) que dans les Vefas (-63,5%). Surtout, la dégringolade des prix a commencé dans l’existant (-13,5% pour les maisons), et le malheur des uns a fait le bonheur des autres. « Entre l’ancien et le neuf, le gouffre se creuse », constate Julien Licheron. Sous ces conditions, il doute que beaucoup de gens feront le choix des Vefas. Il faudrait « recalibrer les attentes » : « On a connu des hausses de quinze pour cent pendant trois ans et demi. Une baisse de vingt pour cent ne serait pas aberrante, ni illogique », dit le chercheur. En même temps, il met en garde contre un « ajustement trop rapide, et difficile à arrêter ».
La majorité des promoteurs tiennent la ligne, mais les premières fissures sont apparues. Certains sont en train de lâcher, concédant à baisser leurs prix. (Marc Giorgetti évoque des « fire sales », pour l’instant isolés.) Comme un deus ex machina, la Ville a fait irruption sur le marché paralysé des Vefas. En octobre, elle a lancé un appel à candidatures pour acquérir des projets enlisés. Les promoteurs avaient jusqu’au 13 novembre pour déposer leur dossier : Quinze ont été remis, cinq ont été retenus pour des négociations approfondies. Au total, il s’agit d’un potentiel de 346 logements, dont 102 « chambres coliving ». Pour contextualiser ce chiffre : au deuxième trimestre 2023, seulement 171 Vefas ont été vendus. La mairie pourrait finir par en acheter le double, pour un coût total de 211 millions d’euros sur la table. (Disposant de 1,3 milliard d’euros de réserves, elle peut se le permettre.) La commune a fixé deux prix maxima : 4 000 euros le mètre carré pour le foncier, 5 800 pour la construction. En 2022, le prix moyen d’une Vefa tournait autour de 14 300 euros dans la capitale. En vendant en-dessous de 9 800 euros, les promoteurs consentiront donc à une sérieuse décote. La preuve que dans le nouveau buyer’s market, leurs marges sont négociables. Les contrats de réservation devront être adoptés par le conseil communal d’ici quelques mois, et seront publiés en amont. Cette transparence risquera de mettre les promoteurs dans l’embarras. Car leurs futurs clients pourraient commencer à se demander pourquoi ils devraient, eux, continuer à payer le prix fort. Dans certains quartiers de la ville, 9 800 euros s’imposera-t-il comme nouvelle référence pour un appart neuf ?
La maire de la capitale, Lydie Polfer (DP), se montre ravie. En un temps record, elle espère augmenter de presqu’un tiers son stock de logements sociaux donnés en locations. Les cinq projets en négociation (dont le plus important coûtera quelque 80 millions d’euros) se trouvent à Bonnevoie, au Cents, à Dommeldange et à Eich, certains au milieu de nouveaux quartiers, dit la bourgmestre. Mais elle ne veut pas (encore) dévoiler les noms des promoteurs. Il s’agirait d’acteurs établis, « des gens qui sont connus de nos services ». Les cinq dossiers seraient examinés « op Häerz a Nieren », promet Polfer. Elle rappelle que les montants sont des maxima et non des minima : « On ne va pas donner 4 000 euros le mètre carré pour un terrain qui a été acheté à 2 000 euros ». L’appel à projets stipule en effet que le prix de vente du terrain sera « en fonction du coût d’achat, sans plus-value, documenté à livre ouvert ». Les promoteurs sont donc priés de faire leur marge sur la construction. La forte incidence foncière peut surprendre à première vue. Mais, l’Observatoire de l’habitat a récemment calculé que 43,8 pour cent du prix d’un logement dans la capitale s’explique par le seul prix du terrain.
Parmi les dix dossiers recalés par ses services, certains auraient affiché des prix de construction « bien au-delà de 8 000 euros » ou des prix de terrains à 6 800 le mètre carré. Un autre aurait proposé une Vefa, mais sans avancer de prix. « Do ware mir séier fäerdeg », dit Polfer. Passer un deal avec l’État ou la Ville présente pourtant aussi des avantages pour le promoteur. Il peut vendre en gros, c’est-à-dire poser le même carrelage et installer le même sanitaire à tous les étages. Et surtout, il aura zéro frais de commercialisation.
Pour son appel à projets, la Ville de Luxembourg s’est étroitement concertée avec le ministère du Logement. Celui-ci avait lancé son programme de rachat dès décembre dernier. Quatre mois plus tard, le ministre malhabile du Logement, Henri Kox, avait lancé prématurément un montant sur RTL-Radio : 600 millions d’euros pour ce grand bail out. Or, la proposition étatique n’a pas rencontré le succès escompté. « Certaines des offres ne sont pas sérieuses... Je ne vais pas payer des plus-values privées avec de l’argent public », se plaignait le ministre du Logement au printemps. (Tout en assurant que l’État laisserait une certaine marge de profit au promoteur.) La ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), appelait les promoteurs à « mettre de l’eau dans leur vin » et à faire preuve de « solidarité ». À l’heure actuelle, des contrats de réservation ont été signés pour seulement six projets (170 logements).
Le think tank patronal Idea s’étonne de ce qu’en un mois et demi, une commune soit parvenue à acheter davantage de Vefas sur son territoire que le ministère en une année sur l’ensemble du pays. Claude Meisch explique la différence par les critères du logement abordable qu’applique l’État mais non la Ville. Le ministère se montre en effet beaucoup plus rigide que la commune. Non sur les prix (qui sont, toutes proportions gardées, alignés) que sur le cahier des charges, détaillé sur 71 pages. Tout est fixé : La taille des chambres à coucher (entre neuf et quinze mètres carrés), l’emplacement des armoires (derrière la porte) ou la séparation entre WC et salle d’eau. On y trouve aussi des stipulations comme « pas de dressing pour la chambre parentale ».
La Ville de Luxembourg se montre beaucoup plus coulante, réduisant les critères architecturaux au strict minimum. Pour limiter les frais d’entretien, le projet ne doit ainsi pas comporter de « parkings mécaniques » (qui ont tendance à tomber en panne). Sur les projets actuellement négociés de « petites adaptations » devront encore être faites, explique Polfer. Il faudrait parfois « voir les choses en plus simple », dit-elle, « awer ëmmer uerdentlech, ëmmer uerdentlech ».
La crise immobilière sévit partout en Europe. Mais la situation est particulièrement tendue au Grand-Duché. « Le Luxembourg et l’Allemagne sont les plus affectés par le recul d’activité dans la construction », a constaté le Statec en novembre. La paralysie actuelle se paie cash, la crise immobilière exacerbant la crise du logement. Le Luxembourg est un des seuls pays de l’OCDE qui, sur la décennie passée, a vu reculer le nombre de logements par mille habitants. Pour justifier les « faveurs fiscales » aux investisseurs, Claude Meisch met donc en avant la sauvegarde « des capacités de production » du secteur de la construction. (Il informe aussi que la coordinatrice générale de l’Aménagement du territoire, Marie-Josée Vidal, supervisera à l’avenir également le ministère du Logement, un rôle que tenait jusqu’ici Mike Mathias, fidèle lieutenant de Kox et ancien conseiller d’État Déi Gréng.)
La fête est finie chez les entrepreneurs et les artisans. La valeur ajoutée brute a chuté de douze pour cent dans la construction d’immeubles. (Les travaux de rénovation résistent, tout comme les grands projets d’infrastructure, provoquant un rush sur les soumissions publiques.) Le nombre de demandeurs d’emploi issus du secteur a augmenté de 45 pour cent sur un an. Les ouvriers sont les premiers à pâtir de la crise immobilière. Ils ont peu profité du boom. Dans la construction, une heure travaillée (charges patronales incluses) coûte en moyenne 32,40 euros. C’est très peu, comparé aux coûts horaires moyens dans la finance (88,30 euros), la santé (54,70), l’industrie (44) et même le commerce (38,30).
Selon le Statec, le secteur de la promotion a multiplié son excédent brut d’exploitation par presque huit entre 2010 et 2020. Dans Paperjam, l’administrateur délégué de Soludec, Jacques Brauch, tente de se démarquer : « En faisant la distinction entre entreprises de construction et promoteurs, on éviterait les amalgames polémiques ». Or, la limite entre les deux n’est pas toujours évidente à tracer. À commencer par le fait que ce sont deux promoteurs-constructeurs, Marc Giorgetti et Roland Kuhn, qui s’expriment au nom des 4 000 entreprises de la construction. Le premier préside le Groupement des entrepreneurs (Fedil), le second la Fédération des entreprises de construction (Fédération des artisans). Les deux associés mènent actuellement combat en faveur d’un plan de maintien dans l’emploi sectoriel qui permettrait de mettre au chômage partiel une partie des 20 000 ouvriers de chantier.
Les nouveaux ministres de l’Économie et du Travail, Lex Delles (DP) et Georges Mischo (CSV), se montrent « ouverts » à cette revendication que leurs prédécesseurs socialistes avaient refusée. Franz Fayot (LSAP) y voit toujours « une subvention cachée à un secteur qui n’est pas en crise de manière uniforme, et qui a connu des décennies de boom ». L’ex-ministre rappelle qu’historiquement, le secteur n’a jamais eu droit au chômage partiel (sauf durant les quatre semaines du Grand Confinement), et de pointer le risque « d’une distorsion de la concurrence ».
Alors que le LCGB s’aligne sur la position patronale et gouvernementale, l’OGBL s’affiche plus rebelle. Son secrétaire central, Jean-Luc De Matteis critique un « chèque en blanc ». L’argent public ne devrait pas être distribué « de manière non ciblée », sans « critères ou contrôles ». L’option privilégiée de l’OGBL resterait des négociations « entreprise par entreprise ». Mais le syndicat veut surtout lier son OK à un plan sectoriel à des améliorations (qui s’annoncent très marginales) de la convention collective. Le gouvernement préférerait savoir l’autoproclamé « syndicat n°1 » à bord, avant de déclarer officiellement le secteur en crise. Ce mercredi, les négociations entre partenaires sociaux ont de nouveau échoué. Elles ont trébuché sur la question de la période d’applicabilité de la convention collective. L’OGBL la veut aussi courte que possible ; espérant renégocier la convention une fois les beaux temps revenus. Le patronat demande qu’elle coure jusqu’en 2026, ce qui ne témoigne pas d’un optimisme débordant.