C’est en 1984 qu’apparaît une première fois l’amortissement accéléré dans un programme de coalition. Le Luxembourg traverse alors une crise immobilière (lire page 24) que ce dispositif favorisant l’investissement locatif devait colmater. Or, la mesure promise par le gouvernement « Santer-Poos I » tarde à se concrétiser. Quelques mois plus tard, le député libéral Henri Grethen dépose donc une motion appelant la majorité CSV-LSAP à introduire illico ce mécanisme, dont il proposait de fixer le taux à cinq pour cent.
Mais il faudra attendre la grande réforme fiscale de 1990 (largement inspirée par le Conseil économique et social) pour que l’amortissement accéléré soit finalement introduit. Il devait « améliorer la rentabilité de l’investissement privé » : Durant cinq années consécutives, un multipropriétaire pouvait désormais déduire de son imposition quatre pour cent de ses investissements immobiliers. Un énorme cadeau qui permettra de défiscaliser quasi-intégralement les loyers. Le rapporteur de la loi, Fernand Rau (CSV), exprimait son espoir de voir les Luxembourgeois investir « une partie ou toute leur fortune » dans l’immobilier, « wat bis elo nach laang nët ëmmer de Fall war, well soss hätte mer jo nët dee Mangel u Wunnéngen hei am Land ». La députée libérale Anne Brasseur se plaignait : « Firwat gin et de Moment esou wéineg privat Investisseuren am Logement ? Et ass kee Rendement do. »
En 2002, le taux d’amortissement accéléré est augmenté de quatre à six pour cent. Luc Frieden était alors ministre du Budget. Son chef, Jean-Claude Juncker monta à l’estrade du Parlement et mit en garde les Luxembourgeois : Si les prix ne descendaient pas suite à ces cadeaux fiscaux, on passerait dans le domaine « vun der sanctionnéirender Fiskalitéit ». Le Premier prit un engagement : « C’est quelque chose qui me lie personnellement, et je veux l’exprimer très clairement ». Dix ans plus tard, Juncker se disait déçu : « Certains Luxembourgeois exploitent d’autres Luxembourgeois. […] Mir maachen eis selwer futti. » Or, malgré ces promesses, ni le Premier ni son dauphin ne soumirent l’amortissement accéléré à un bilan critique. Ce fut business as usual.
Dans les années 2010, alors que les taux avoisinaient zéro, l’amortissement accéléré commença à être critiqué par les organismes macroprudentiels. De la Banque centrale au FMI, les avantages réservés aux investisseurs sont jugés « contre-productifs » ; ils jetteraient de l’huile sur des prix en feu. La Chambre des salariés se montra particulièrement critique : L’amortissement accéléré ne créerait pas seulement un « surinvestissement » alimentant la surchauffe, il favoriserait également l’accumulation patrimoniale des « happy few ».
Les boomers luxembourgeois se sont engouffrés en masse dans l’immobilier. Plutôt que de voir leur épargne fondre sur des comptes bancaires, ils achetaient des appartements. Les promoteurs se mettaient à commercialiser leurs projets résidentiels comme « assets ». En dix ans, ils multiplièrent leur excédent brut d’exploitation par presque huit, selon le Statec. Entre 2015 et 2021, plus de quarante pour cent des appartements en construction furent achetés par des investisseurs. (Dans ce contexte, un projet comme le Ban de Gasperich doit être analysé comme une gigantesque machines à placer de l’argent.) En août 2022, les géographes Antoine Paccoud et Madalina Mezaros conclurent à la constitution d’une « class of domestic property investors ». Ainsi, près de la moitié des appartements construits à Dudelange entre 2012 et 2018 ont été vendus à des investisseurs. Les chercheurs au Liser établirent un portrait-robot de ces nouveaux investisseurs : les deux tiers étaient nés au Grand-Duché ; et la plupart étaient âgés de plus de 45 ans au moment de l’achat. L’immobilier devint une véritable passion nationale.
Il fallut attendre 2020 pour qu’un ministre des Finances ait le courage de décélérer un dispositif qui avait assuré une belle rente à la classe moyenne luxembourgeoise (c’est-à-dire à l’électorat). À partir de 2014, Pierre Gramegna (DP) entreprit une série de réformes. Coup sur coup, il supprima la neutralisation de la plus-value (en cas de réinvestissement immobilier), exclut du taux de TVA super-réduit les logements mis en location et abolit la mainmorte fiscale des FIS. En 2020 finalement, il osa réformer le taux d’amortissement, le ramenant de six à quatre pour cent (c’est-à-dire à son niveau de 2001) et raccourcit d’une année sa période d’application. Le dispositif aurait été « quelque chose comme une vache sacrée à laquelle on ne devait pas, à laquelle on ne pouvait pas toucher », disait-il au Parlement. (Ce que le ministre libéral ne dit pas, c’est qu’il voulait initialement l’abolir intégralement, mais qu’il s’était heurté à des résistances au sein de son propre parti.)
Mais l’idée continuait à faire son chemin, et la critique à monter. À la fin des années 2010, les compradors de la place financière commençaient à comprendre que le verrouillage foncier menaçait le cœur même du modèle d’affaires luxembourgeois. Peu à peu, un nouveau consensus prit forme, allant des fonctionnaires syndicaux aux notables patronaux, de la Chambre des salariés au think tank Idea. L’ancien directeur du fisc, Guy Heintz, expliquait fin 2020 sur Radio 100,7 : « Mam Taux d’amortissement accéléré vu sechs Prozent kann ee bannent kuerzer Zäit bal d’Hallschent vum Acquisitiounspräis ofschreiwen. No sechs Joer gëllt een Amortissementstaux vun zwee Prozent. No 35 Joer huet een am Fong de gesamten Invest ofgeschriwwen. » Dans une note parue en février de cette année (en pleine première vague Covid), la Chambre des salariés avait analysé cette mécanique d’optimisation fiscale : « On risque de provoquer un intérêt accru du côté des promoteurs et des fonds d’investissement pour s’emparer immédiatement de grandes parties de nouveaux projets immobiliers afin de les mettre en location pendant au moins six ans, et de les vendre éventuellement par après, tout en faisant une importante plus-value. » Le régime créerait « un cercle vicieux » : « Les personnes à patrimoine et/ou revenu élevé peuvent acquérir un objet immobilier après l’autre, tout en utilisant les recettes locatives – souvent intégralement défiscalisées – pour financer le service de leur dette. » Même le think tank de la Chambre de commerce Idea proposa à l’été 2022 de réserver ce dispositif fiscal aux seuls bailleurs qui acceptaient de « louer abordable ».
En octobre 2022, la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP) expliqua qu’« avec le temps », l’amortissement accéléré serait devenu « un outil d’évitement fiscal ». À l’avenir, il ne jouerait plus que « deux fois dans la vie » : « Nous allons arrêter de soutenir des gens qui font ça en série, juste pour épargner des impôts », dit-elle. Alors que les taux montaient et que la production immobilière se grippait, le gouvernement gardait le cap. En avril 2023, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), rappela le mot d’ordre : « Si on ne vend rien, il faut peut-être baisser les prix. Domadder fänkt et un. » Même le DP maintenait la ligne, refusant de soutenir artificiellement les prix. Au sein de l’ancien gouvernement social-libéral le consensus tenait : une décote des prix était inévitable pour relancer le marché. Ce n’était pas le moment de céder.
Le secteur afficha un certain irrédentisme. Il exigea douze mois de stéroïdes fiscaux, de quoi lui permettre de retrouver l’ancien statu quo, et les marges d’antan. Parmi les revendications, présentées dès décembre 2022 par la Fédération des artisans, figurait ainsi le rétablissement intégral de l’amortissement accéléré. Aucun parti politique ne reprit cette demande dans son programme électoral. Ce qui n’empêchait pas le Spëtzekandidat du CSV, Luc Frieden, d’en faire un de ses speaking points durant la campagne.
Le soir des élections dans le foyer de RTL, Marc Giorgetti et Roland Kuhn ne cachaient pas leur joie. Ils pressentaient que leurs vœux allaient être exaucés. L’accord de coalition est un Noël anticipé pour les promoteurs. Tant le taux que la durée de l’amortissement accéléré seront augmentés dès l’exercice fiscal 2024, y lit-on. Jeudi dernier, lors de la présentation des points saillants de l’accord, Luc Frieden déclarait que cette mesure devrait être temporaire (limitée à « une ou deux années ») ; or, l’accord, lui, ne fixe pas de délais. Un garde-fou y est cependant prévu : « Le montant total de la faveur fiscale sera plafonné ».
Pour le reste, c’est en veux-tu en voilà : Le « Bëllegen Akt » sera élargi aux investisseurs, l’imposition des plus-values diminuée et le rétablissement à trois pour cent de la TVA discuté avec la Commission européenne. Les communes sont invitées à étendre leurs périmètres. Les plus-values privées créées ex-nihilo par de telles décisions politiques ne seront que marginalement neutralisées : À peine trente pour cent de la surface construite devra être réservée aux logements abordables.
Alors que la chute des prix a commencé dans l’existant (-13,5 pour cent pour les maisons anciennes), la drôle de guerre entre promoteurs et acquéreurs se poursuit dans le secteur du neuf. Les prix des Vefa restent stables (+2,2%), alors que le nombre de transactions s’écroule (-63,5%). Un ajustement par la quantité plutôt que par le prix. Les promoteurs temporisent. Ils ne veulent (ou ne peuvent) baisser les prix que les acheteurs ne veulent (ou ne peuvent) plus payer. Le pouvoir d’achat de ces derniers a baissé de plus de vingt pour cent, suite aux hausses des taux. Pas sûr que le dopage fiscal que propose d’administrer Frieden permette de sortir de l’impasse. Something’s got to give.