26 avril 1937. C’est un lundi, jour de marché, dans la ville espagnole de Guernica, au symbole très fort de son arbre où les rois de Castille venaient prêter serment de respecter les fors basques. En fin d’après-midi, des escadrilles de la légion Condor nazie accompagnées de bombardiers italiens y lâchent quelque soixante tonnes de bombes explosives et incendiaires, et le feu se répand vite, à environ 70 pour cent des habitations. Côté habitants, on fait état officiellement de 1654 morts et de plus de 800 blessés.
Le soulèvement de Franco a lieu en juillet 1936. Très vite, Pablo Picasso réagit, en citoyen, en artiste, dans Sueño y mentira de Franco, en janvier de l’année suivante, au caractère mordant à rattacher aux Caprichos de Goya. C’est à lui qu’il faut remonter toujours, à ses Desastres de la guerra, et sans doute plus loin à Callot et ses Grandes Misères, quand Picasso, sur la demande du gouvernement espagnol républicain, réalise la peinture monumentale (aujourd’hui à Madrid) qui porte le nom de la ville basque martyre, et dans ses images juxtaposées, entre autres un cheval qui hurle, une jeune femme avec son enfant mort, d’autres corps désarticulés, toute l’horreur d’une guerre qui s’avérera n’être qu’un prélude.
De cette fresque, il a été tiré trois tapisseries dont l’une est installée de nouveau au musée Unterlinden, à Colmar, depuis son agrandissement. Damien Deroubaix l’a vue, à l’âge de 19 ans, et à l’en croire, elle a décidé de sa vocation d’artiste. Et conséquemment de son commerce continu avec Picasso, donnant lieu à cette exposition qui, après sa présentation à la Fondation Maeght, a trouvé le chemin du Kirchberg, jusqu’à la fin du mois de mai, au Mudam : Picasso et moi ; et si l’on regarde, dans telles œuvres de son exposition à la galerie Nosbaum Reding, flotter le drapeau noir du djihad sur des scènes qui ne le cèdent en rien à l’apocalypse de Guernica, aujourd’hui, c’est Alep, Palmyre, d’autres villes syriennes victimes également des bombes-barils de Bachar Al-Assad, c’est le même cri perçant qui s’élève.
Les noms de Goya et de Callot, pour dénoncer la barbarie, ont déjà été mentionnés. Du côté de ce qu’on peut appeler les emprunts, ou les sources d’inspiration, dans les arts plastiques, Picasso est exemplaire, dans ses choix, dans l’exécution des œuvres qu’il en tire. Et il va toujours au plus fructueux, parmi les gravures qui sont dans l’exposition, c’est Rembrandt bien sûr, c’est Lucas Cranach, c’est Delacroix, Matisse. Refaire le coup avec Picasso lui-même est donc non seulement parfaitement légitime, c’est inspirant, c’est excitant, à condition d’y mettre sa patte propre, ce qui est éminemment le cas de Damien Deroubaix. On a vu comment il colle à son époque, il n’y a pas que cela, il y a son style, indéniable.
Autre chose qui rend cette rencontre des deux artistes tout aussi logique si l’on veut : Leur propension à jouer de toutes les techniques, peinture à l’huile, aquarelle, gravure, tapisserie, sculpture, ce dans quoi pour Damien Deroubaix il faut relever particulièrement sa forte transposition de Guernica en immense bois gravé et encré, qui reprend les exactes mesures de l’original, trois mètres cinquante sur sept soixante-seize. Et c’est se souvenir encore de Picasso en passant ailleurs, est-ce dans les arts décoratifs, avec Homo bulla, installation sculpturale réalisée avec les maîtres verriers de Meisenthal.
Gott mit uns, c’est le titre d’un bois gravé et peint, avec crânes de chèvre et mâchoire de vache, depuis 2011 dans la collection du Mudam. On revient au militarisme allemand, d’un autre côté, exactement opposé, il y a aussi la référence à un portfolio de lithographies antimilitaires de George Grosz, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Et au-delà, pour ceux qui ne connaîtraient pas encore la manière de Damien Deroubaix, de juxtaposer, de mélanger allégrement les registres eux-mêmes les plus opposés de la culture, l’œuvre est signifiante : référence est faite également à des groupes de toute sorte de musique metal, je fais l’économie des noms. Gott mit uns s’inscrit au-dessus d’un alignement de créatures plus ou moins monstrueuses dominé par un champignon atomique. La musique qui y résonne est parfaitement de notre temps, avec les symboles picturaux elle n’appartient pas moins à une fin des temps, nouveau témoignage d’apocalypse, saisissant memento mori.