La voie des accords bilatéraux que la Suisse a empruntée pour se rapprocher de l’Union européenne, après que sa population a refusé d’adhérer à l’Espace économique européen, en 1992 ? Elle a « clairement atteint ses limites ». Le fonctionnement de certains accords que les deux partenaires ont conclus ? Il ne laisse de « préoccuper » à Bruxelles, en même temps que les distorsions de concurrence engendrées par certains régimes fiscaux helvétiques. Dans un projet de conclusions, l’UE multiplie les coups de boutoir contre Berne.
Le texte a été rédigé par la présidence belge de l’Union, dans le cadre d’un exercice de réévaluation des relations entre le club communautaire d’un côté, les pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE ; Suisse, Norvège, Liechtenstein et Islande) de l’autre. Il a déjà été passé à la moulinette par un groupe d’experts l’UE et subira sans doute des modifications avant d’être soumis, le 13 décembre en principe, à l’approbation des ministres des Affaires étrangères des Vingt-Sept. Mais il n’en demeure pas moins révélateur de l’irritation croissante que provoque la Suisse à Bruxelles.
Le texte commence bien pour Berne, pourtant : les Vingt-Sept se félicitent de certains progrès accomplis depuis décembre 2008, lorsqu’ils avaient établi un premier bilan, critique, de leurs relations avec Berne. Depuis lors, la Suisse a adhéré à l’espace Schengen, elle participe à des missions européennes de gestion de crises, elle a creusé le tunnel du Gothard, elle a étendu à la Roumanie et à la Bulgarie l’accord qui la lie à l’UE dans le domaine de la libre circulation des personnes, elle a débloqué des fonds – et il s’agit que ça « continue » à l’avenir – afin d’aider les pays de l’Union les moins avantagés sur le plan socio-économique à rattraper leur retard sur leurs partenaires, etc.
Bien vite, cela se gâte pour la Suisse, toutefois. Les « bonnes, intenses et vastes » relations qu’entretiennent la Suisse et l’Union, au travers de quelque 120 accords sectoriels, doivent être revues de fond en comble, affirment les Vingt-Sept. Le système du bilatéralisme sectoriel est devenu « complexe et pesant à gérer », il a « clairement atteint ses limites. »
Certes, les Vingt-Sept sont disposés à développer leur coopération avec la Suisse dans certains domaines d’intérêt mutuel (et pourquoi pas à nouer avec elle un « dialogue politique » formel), mais à leurs propres conditions, difficilement acceptables pour Berne : des mécanismes doivent être instaurés, qui permettraient d’adapter de façon « dynamique » les accords bilatéraux aux évolutions du droit communautaire, de surveiller leur bonne application ou encore de régler plus facilement les différends. Il s’agit ainsi de garantir un fonctionnement « homogène » du marché intérieur, dans lequel la Suisse est fortement intégré.
Ce n’est pas le cas actuellement, relève l’Union, qui se plaint de nombreuses « incertitudes juridiques ».
Elles sont en partie dues à « l’introduction en Suisse de certaines mesures législatives et pratiques incompatibles » avec les accords conclus avec l’UE, en particulier dans le domaine de la libre circulation des personnes, du commerce des produits agricoles ou du libre-échange.
Berne devrait « éliminer » certaines « restrictions » et « s’abstenir » d’en adopter d’autres, soulignent les Vingt-Sept, qui se disent par ailleurs « très préoccupés » par la poursuite de la polémique sur la fiscalité cantonale des entreprises, principalement entretenue par l’Italie.
La Suisse doit « abolir » les régimes fiscaux favorables aux holdings, aux sociétés de domiciliation et aux sociétés mixtes qui favorisent les délocalisations d’entreprises et s’abstenir d’adopter d’autres mesures aboutissant au même résultat, notamment dans le cadre de sa Nouvelle politique régionale. Elle autorise en effet l’octroi d’aides fiscales aux entreprises qui s’établissent dans certaines régions périphériques et, partant, risque de provoquer des distorsions de concurrence de part et d’autre de la frontière helvétique.
En outre, les Vingt-Sept « appellent » fermement Berne à ouvrir un « dialogue » avec eux sur l’application de leur code de conduite dans le domaine de la fiscalité des entreprises et – le Luxembourg maintient une réserve sur ce point, en raison du danger qu’il représente pour son propre secret bancaire – d’ouvrir des négociations en vue de conclure un accord sur l’échange d’informations fiscales à la demande. Bruxelles espère ainsi graver dans le marbre l’engagement qu’a pris la Suisse d’appliquer les standards de l’OCDE, sous la pression du G20.
Aux yeux de la Commission européenne et de l’Italie, cet engagement est d’ailleurs insuffisant. Lors d’un symposium sur l’échange international de données fiscales organisé le 16 novembre par la présidence belge de l’UE à Louvain (Flandre), le commissaire européen à la fiscalité, Algirdas Semeta, s’est une fois de plus fait l’apôtre d’une généralisation aussi large que possible du système de l’échange automatique d’informations. Dans ce contexte, il a adressé une volée de bois vert à l’Allemagne et à la Grande-Bretagne, qui ont accepté d’ouvrir des négociations sur le projet dit Rubik avec la Suisse. Leur aboutissement permettrait peu ou prou de préserver le secret bancaire helvétique.
L’offre suisse s’articule autour de deux axes: régularisation anonyme de la situation des Allemands et des Britanniques qui ont jadis dissimulé des fonds en Suisse et prélèvement d’une retenue à la source sur les revenus qu’ils perçoivent aujourd’hui dans le pays d’une part, application des normes de l’OCDE d’autre part.
La retenue à la source permet certes de générer des revenus, mais pas de fixer avec exactitude l’assiette de l’impôt, a souligné Algirdas Semeta. Bref, elle engendre des « inégalités de traitement » que la Commission veut supprimer en promouvant une transparence totale sur les revenus perçus à l’étranger. Vingt-cinq des vingt-sept pays de l’UE ont déjà opté pour le système de l’échange automatique d’informations, dans le cadre de la directive sur la fiscalité de l’épargne, a relevé le commissaire.
D’après lui, c’est tout à fait « logique », alors qu’est assurée la libre circulation des personnes et des capitaux au sein du marché intérieur. Et il serait tout aussi « logique » de loger à la même enseigne les voisins immédiats de l’UE qui « sont associés de près à toutes les politiques » de l’UE, a-t-il ajouté, en citant les quatre pays de l’AELE, dont la Suisse.
« Il est normal qu’on nourrisse de grandes attentes à leur égard ; ils doivent coopérer plus étroitement avec l’Union en matière d’échanges d’informations » fiscales que d’autres « partenaires internationaux » de l’UE dont les relations économiques avec la famille communautaire sont moins intenses, a insisté le commissaire.
Le ministre italien des Finances, Giulio Tremonti, a encore franchi un pas supplémentaire, le 17 novembre, en menaçant de bloquer toute avancée de l’Union dans le domaine de la fiscalité aussi longtemps que se poursuivront « d’inacceptables violations, internes et externes » de la réglementation européenne sur la fiscalité de l’épargne. Rome a lui aussi épinglé l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Suisse. Ainsi que le Luxembourg.
Lors d’un débat des grands argentiers des Vingt-Sept, l’Italien a douché l’espoir des Belges de parvenir à un accord sur le renforcement de la législation européenne en matière de coopération administrative dans le domaine fiscal le 7 décembre, lors du prochain Ecofin.
En tout cas, a-t-il tonné, « il n’y aura pas d’unanimité » aussi longtemps que l’Union n’apportera pas une « réponse » appropriée aux questions que Rome se pose sur l’application de la directive sur la fiscalité de l’épargne.
Rome accuse en particulier le Luxembourg d’offrir aux contribuables différents moyens « inacceptables » de contourner la législation : « On est passé des sociétés domiciliées au Panama aux produits d’assurance (vie). Et maintenant on a recours de manière intensive aux trusts. » L’Italie avait déjà attiré l’attention de la Commission sur ces problèmes en début d’année, mais « sa réaction a été insuffisante », selon le ministre.
Après Algirdas Semeta, le ministre italien a par ailleurs vilipendé l’Allemagne et la Grande-Bretagne, en raison des projets qu’ils caressent avec la Suisse. Giulio Tremonti « doute » que les accords que les trois pays pourraient conclure sur « Rubik » soient « conformes à l’esprit et à la lettre » de la directive sur la fiscalité de l’épargne, qui prévoit à terme l’abolition du secret bancaire.
Les menaces de Giulio Tremonti ont été prises très au sérieux par le président en exercice de l’Ecofin, le Belge Didier Reynders. « Si on reste sur cette position en décembre, on ne pourra pas aboutir à un accord » sur la coopération administrative en matière fiscale, a-t-il reconnu. Il faudra d’abord que la Commission européenne apporte des réponses aux préoccupations italiennes.