L’installation à dix kilomètres de la frontière luxembourgeoise, côté belge, et sur plus de 40 000 mètres carrés des centres des données du géant bancaire BNP Paribas a fait l’effet d’un électrochoc au Luxembourg. La nouvelle a pris tout le monde de court, allant jusqu’à interpeller, et même douter, sur la capacité du grand-duché des technologies de l’information, avec son infrastructure publique à la pointe en matière de connectivité, à se vendre à l’international dans des secteurs où l’on joue du coude pour prendre des parts du gâteau.
La dispersion des acteurs dans le concert de la promotion de la place luxembourgeoise dans le secteur de l’IT (ce qui vient de changer avec le lancement de l’initiative ICT Luxem[-]bourg), la réglementation enfermant les professionnels de l’informatique qui se mettent au service du secteur financier dans des schémas rigoristes, qui n’ont d’ailleurs pas leur pendant ailleurs en Europe, et la tentation des autorités à surtout attirer au pays des entreprises aux activités génératrices de TVA pour renflouer les caisses, joueraient-ils contre le développement de l’industrie des technologies de l’information ? C’est sans doute pousser trop loin la caricature et faire un faux procès au Luxem[-]bourg, la réalité étant sans doute à mi-chemin et les raisons qui ont amené BNP Paribas à faire le choix plutôt surprenant de Bastogne et Vaux-sur-Sûre pour ses centres de données tiennent davantage de considérations politiques que stratégiques, mettant ainsi hors de cause l’absence de pugnacité qui fut prêtée aux autorités grand-ducales, au monde de l’IT et aux dirigeants locaux de BGL BNP Paribas à soutenir le dossier face à la concurrence.
D’ailleurs, le groupe BGL BNP Paribas nourrit ses propres ambitions et prévoit d’investir dans un nouveau centre de données pour remplacer son installation existante proche de la Place Hamilius, dont il devra sortir en raison des travaux de réaménagements qui affecteront les lieux pendant plusieurs années. La décision a déjà été prise de sortir du centre ville et d’exploiter d’ici la mi-2013, à côté du data center du siège au Kirchberg, un second centre dans un rayonnement ne dépassant pas les quinze kilomètres, ont fait savoir les dirigeants de la banque. Le groupe ne construira rien lui-même et devrait travailler avec un « fournisseur luxembourgeois connu », précise-t-on en ajoutant qu’aucune des données du Luxembourg n’ira migrer à Bastogne.
Le gouvernement luxembourgeois avait mis dans sa feuille de route pour la législature 2009-2014 les centres de données, à la fois pour y attirer des nouvelles entreprises technologiques, très consommatrices d’IT et pour satisfaire la demande non moins forte du secteur financier. Les investissements publics ont suivi, permettant de relier le pays aux autoroutes de la communication et même d’en faire le cœur. Luxconnect devrait aligner deux centres de data, dont le premier à Bettembourg va bientôt afficher complet en termes de capacité et l’Entreprise des Postes et Télécommunications, via sa filiale à cent pour cent EBRC, en construit un cinquième à Betzdorf. Il fut impossible d’obtenir de sa part des données sur le taux de remplissage de ses centres de données. Il y aurait encore pas mal de places libres, mais les surcapacités seraient voulues. Au cas, par exemple, où un important prestataire étranger du monde IT ferait le choix du Luxembourg et que des considérations purement techniques fassent ombrage à sa venue.
Tout est en place au Luxembourg pour accueillir les gros consommateurs de capacités informatiques, tant sur le plan de l’infrastructure que sur celui des compétences et de la bienveillance des autorités devant les capitaux étrangers. Sur le volet des prix des services data, Luxembourg n’a pas à rougir en parvenant à aligner des tarifs au moins aussi compétitifs que ses principaux concurrents dans le secteur que sont Londres et l’Irlande. Les investissements colossaux qui ont placé le grand-duché sur les radars européens ont été faits par les prestataires (la plupart relèvent d’ailleurs de capitaux publics) dans une optique d’amortissement à long terme. Aussi, les entreprises ont-elles à leur disposition pour y stocker leurs données des centres data à la pointe des technologies à des prix très concurrentiels. « Le Luxembourg est l’un des rares pays européens à proposer des data centers de type Tier 4, garantissant un service de qualité dans le traitement des données », indique Roland Bastin, associé au sein du département Advisory [&] consulting chez Deloitte Luxembourg.
Dans ce contexte, l’installation des mega-centres de données de BNP Paribas à un petit vol d’oiseau du Luxembourg fut ressentie comme une vexation au regard des ambitions affichées par les autorités de le mettre au cœur de leur stratégie de diversification de l’économie. Le grand-duché a été exclu d’avance de la compétition pour des raisons totalement étrangères à de supposées défaillances des promoteurs de la place et l’arbitrage de BNP Paribas s’est fait entre la France et la Belgique. Informés des projets du groupe, les responsables de l’entité luxembourgeoise BGL BNP Paribas s’étaient laissés dire qu’il n’y avait aucune chance de mettre le grand-duché dans la course. Ce qui explique pourquoi personne n’a remué ciel et terre pour faire la promotion du savoir faire luxembourgeois en matière de centres de données.
Le choix de Bastogne reste toutefois étonnant, d’autant que la région est davantage connue pour ses activités de logistique que pour celles qui sont liées au monde de l’IT. Tout là-bas serait à construire en matière d’infrastructure de communication. Le terrain toutefois y est bon marché et les contraintes en matière d’environnement sans doute moins draconiennes qu’au grand-duché.
Le dossier s’est donc joué avant tout sur un plan politique, l’État belge étant devenu, en vendant Fortis à BNP Paribas, un des principaux actionnaires du groupe, il a pesé lourdement dans le choix qui se présentait. On ne s’étonnera alors pas non plus de l’arbitrage en faveur de la Belgique par rapport à la France, qui était dans la compétition. De plus, l’essentiel des capacités des deux centres de données servira aux besoins des filiales belges du groupe. Fortis Belgique avait déjà dans ses plans un « upgrade » de ses centres de données, mais la décomposition du groupe en 2008 avait mis ses projets entre parenthèses. Le vieillissement des installations les a remis au goût du jour.
Les arguments de vente d’abord politiques qui ont joué en faveur des Belges devraient mettre fin au début de polémique née au Luxembourg après l’annonce du contrat de vente des terrains dans le périmètre de la région de Bastogne au groupe bancaire français. Ça n’enlève rien toutefois à la pertinence du débat sur les capacités du Luxembourg à attirer des entreprises IT autres que celles qui se sont spécialisées dans les activités de gaming ou de e-commerce et qui ont cédé aux sirènes grand-ducales d’abord pour des considérations fiscales. C’est par la suite, et devant la pression de ces gros pourvoyeurs de recettes TVA (du moins jusqu’en 2019, date à laquelle les recettes perçues de ce type de services seront perçues exclusivement dans les pays des consommateurs et non plus, comme c’est le cas actuellement, du prestataire), que le gouvernement s’est lancé avec frénésie dans la mise en place d’une infrastructure de communication à la hauteur des attentes des grands acteurs du commerce électronique et des concepteurs de jeux.
« Il est difficile d’exporter une législation si ce n’est dans le domaine fiscal. C’est quelque chose de compliqué avec les centres de données et ce sera la même chose pour l’archivage électronique », explique Gérard Hoffmann, le patron de Telindus Luxembourg et président de Fedil ICT.
Pour mettre plus de chance de leur côté, ne pas laisser passer d’occasions et faire aussi le pendant privé des initiatives du ministère de l’Économie avec l’agence gouvernementale Luxem[-]bourg for Business – Proud to promote ICT, les professionnels de l’IT (cinq associations parmi lesquelles l’ABBL, Fedil ICT, Eurocloud Luxembourg, Apsi et APSFS) ont récemment regroupé leurs forces au sein d’ICT Luxembourg. « Il s’agit d’une réponse à la question qui se pose depuis deux ans de savoir comment mieux nous présenter à l’étranger », souligne Gérard Hoffmann. L’une des missions principales de ICT Luxembourg sera de parler d’une seule voix lors des missions de promotion à l’étranger, comme essayent désormais de le faire les banquiers lorsqu’ils jouent les VRP aux côtés de leur ministre de tutelle, Luc Frieden, CSV. « Nous allons aider le gouvernement à supporter des stratégies gagnantes et à promouvoir la place », souligne de son côté Marc Hemmerling, responsable, entre autres, de l’IT au sein du comité de direction de l’ABBL.
Il est certain que le gouvernement luxembourgeois, en allant prospecter les investisseurs étrangers, cherche à vendre davantage que les seuls data centers. Le secteur financier lorgne d’ailleurs sur ce que font les Danois pour positionner leur capitale Copenhague comme une plateforme d’excellence dans les technologies de l’information au service du secteur financier. Des contacts ont déjà été pris au niveau bilatéral et l’expérience de la plateforme CFIR (pour Copenhagen finance IT region) devrait servir de base à de futures initiatives du secteur privé luxembourgeois dans sa quête de diversification des services financiers et de préparation du terrain de l’après-secret bancaire.
Luxembourg entend bien jouer la carte de son expérience de centre international de banque privée et son attachement au secret bancaire pour faire la différence avec des places concurrentes en Europe. Ce que confirme d’ailleurs Marc Hemmerling : « La culture de sécurité et de privacy survivra à l’abandon éventuel ou à des changements du secret bancaire ». C’est tout le sens du futur statut de PSF spécialisé dans le stockage et la conservation de données bancaires lorsque verra le jour la réforme de l’archivage électronique, attendue pour 2012.
Lancé en 2004, le statut de PSF de support s’inscrit lui aussi dans cette logique défendue par le grand-duché de défendre le dernier carré du droit à la discrétion et à la confidentialité des affaires. C’est un instrument jusqu’à présent efficace au service des établissements financiers et de la défense du secret bancaire et d’ailleurs, le secteur financier luxembourgeois en ferait du reste abusivement l’usage en exigeant de ses prestataires et fournisseurs, à commencer par ceux qui traitent les données informatiques, qu’ils se placent sous le contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et obtiennent une licence de PSF.
Reste que le modèle, s’il rencontre un certain succès sur le plan national n’est pas facile à exporter comme cluster, certaines firmes, intéressées par le Luxembourg pour en faire une plateforme de leur développement à l’international craignant, en optant pour le statut, de se faire enfermer dans un carcan réglementaire aussi strict.
« Le concept de PSF de support, c’est-à-dire de sous-traitant régulé, est unique. Il relève de cette mentalité du secteur financier avec toutes ses règles de gouvernance qui y sont associées », assure Roland Bastin. Pour lui, c’est une opportunité de « vendre un savoir-faire en matière de traitement de données sécurisées dans un pays qui est attaché à la culture du secret professionnel ».
Le service après vente de la future niche dans l’archivage électronique et le positionnement du Luxembourg comme LE « coffre-fort numérique » en Europe, à côté du traitement des données informatiques financières, restent à faire à l’international. Pour innovantes qu’elles paraissent sur le papier, ces initiatives servent aujourd’hui davantage à « caler » le business existant au grand-duché qu’à le développer à l’échelle industrielle. La stricte réglementation bancaire luxembourgeoise dissuade encore aujourd’hui les données de faire du tourisme à l’étranger.