La Banque centrale européenne garde ses taux aux mêmes niveaux. Des critiques émergent sur le timing

Bouton pause

Christine Lagarde au Conseil des gouverneurs de la BCE à Athènes le 26 octobre
Photo: BCE
d'Lëtzebuerger Land du 03.11.2023

Le 26 octobre, la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de marquer une pause dans le mouvement de hausse de ses taux directeurs entamé en juillet 2022. Cette décision était attendue depuis que, lors de sa réunion de septembre, son Conseil des gouverneurs avait laissé entendre que les bons résultats sur le front de l’inflation ne justifiaient pas une nouvelle hausse, celle-ci risquant de peser sur l’activité au point de provoquer une récession. Mais cette pause semble arriver alors que le mal est fait, car des craquements sinistres se font entendre.

Entre juillet 2022 et septembre 2023, la BCE a augmenté à dix reprises ses taux directeurs, faisant passer le principal d’entre eux, le « refi », de zéro à 4,5 pour cent dans le but d’éradiquer l’inflation apparue dès la fin de la pandémie et relancée par la guerre en Ukraine. En cela, la BCE a suivi le mouvement des autres banques centrales, notamment la Fed américaine, qui a réagi plus tôt (dès mars 2022) et plus fort, avec onze augmentations successives qui ont porté son principal taux directeur à un niveau compris entre 5,25 et 5,50 pour cent. L’augmentation des taux a eu des effets spectaculaires et rapides sur l’inflation, avec une division par trois en moins d’un an du rythme de la hausse des prix en Europe. Au Luxembourg le rythme annuel est passé de 8,8 pour cent en octobre 2022 à un pour cent en juin 2023 ! Pour certains membres du Conseil de la BCE, comme François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, le niveau actuel des taux est suffisant pour faire reculer l’inflation et il suffit d’être patient pour atteindre l’objectif de deux pour cent. De ce point de vue la pause est totalement justifiée.

Elle l’est aussi en considérant l’effet délétère de la hausse des taux sur l’activité économique. On s’attendait bien à une dégradation, mais dans la zone euro, celle-ci a été plus marquée que ne l’avaient prévu les experts de la BCE. L’accès au crédit est devenu compliqué pour les entreprises comme pour les ménages. Selon la dernière enquête de la BCE sur la distribution du crédit bancaire dans la zone euro, les banques ont encore durci leurs critères d’octroi de prêts aux entreprises. Leurs conditions se sont resserrées entre le deuxième et le troisième trimestre 2023, au-delà même de ce qu’elles comptaient faire. « Le resserrement net cumulé depuis 2022 a été substantiel », indique la BCE, et devrait se poursuivre au moins jusqu’à la fin de l’année. Le durcissement s’explique par la dégradation de l’environnement économique et du risque de crédit des clients, mais la hausse du coût des dépôts et la diminution de la liquidité bancaire jouent aussi un rôle non négligeable.

De leur côté, les entreprises ont diminué leur demande de financements. Pas uniquement à cause des conditions plus sévères, mais aussi parce que les investissements prévus sont annulés ou reportés par manque de perspectives. Ainsi, la demande issue des grandes entreprises a touché un plus bas proche de celui atteint au cœur de la crise financière de 2008. Tandis que celle des PME est toujours proche de son plus bas historique. Cette chute de la demande a été bien supérieure à ce qu’avaient anticipé les banques. Et pour cause. Les anticipations des chefs d’entreprise européens sont très moroses. L’indice PMI qui les retrace, calculé tous les mois par S&P Global, a de nouveau reculé en octobre à 46,5 points et se situe au plus bas depuis près de trois ans. Une valeur inférieure à cinquante est le signe annonciateur d’une baisse prochaine de l’activité. La dégradation touche davantage les services que l’industrie, et culmine chez les patrons allemands.

Du côté des ménages, la hausse des taux laisse sur le carreau un grand nombre de ménages modestes et de primo-accédants. En France, un pays plutôt épargné par les turbulences du marché immobilier depuis quinze ans, la situation devient critique. Dans l’ancien, les transactions en 2023 seront de vingt pour cent inférieures à celle de 2022, une baisse inédite en plus de cinquante ans. Dans le neuf, la chute des ventes est brutale, la réservation de logements ayant diminué de quarante pour cent en un an. Les demandes de permis de construire sont en recul de plus de 28 pour cent. 150 000 suppressions d’emploi sont attendues dans le secteur immobilier d’ici à 2025 suite à la multiplication des faillites de promoteurs et de constructeurs.

Mais les défaillances d’entreprises s’étendent bien au-delà du bâtiment. Selon Eurostat, au deuxième trimestre 2023 (dernières données disponibles) elles avaient augmenté de 8,4 pour cent en rythme annuel dans l’UE et de neuf pour cent dans la zone euro. C’était la sixième hausse trimestrielle consécutive. Tous les secteurs d’activité étaient concernés, avec en tête l’horeca (24 pour cent) suivi du transport-logistique (quinze pour cent). Les défaillances avaient ainsi retrouvé leur niveau de 2015.

La consommation est aussi orientée à la baisse (dans la zone euro elle a diminué d’environ 0,7 pour cent au premier semestre) de sorte que la croissance devient atone. Selon Eurostat, entre fin septembre et fin septembre 2023, le PIB de la zone euro et celui de l’UE n’ont augmenté que de 0,1 pour cent. Les économistes de la banque HSBC ont observé que les prévisions budgétaires des États de l’UE pour 2024 ont été établies sur la base d’une progression moyenne de 1,6 pour cent du PIB de la zone euro (proche de l’estimation de 1,4 pour cent publiée par la Commission européenne mi-septembre) là où eux-mêmes ne tablent que sur 0,6 pour cent, ce qui paraît encore optimiste au vu des derniers chiffres publiés.

Le coup de frein serait donc nettement plus brutal que prévu, à tel point que l’Allemagne, entre autres, sera en récession en 2023 (-0,4 pour cent prévu par le gouvernement, -0,5 pour cent pour le FMI). Dans ces conditions, selon les experts, « la hausse du chômage ne devrait plus tarder » alors que, principalement pour des raisons démographiques il avait tendance à diminuer malgré l’inflation et la hausse des taux. Ainsi, Eurostat a estimé qu’en août 2023, le taux de chômage dans l’UE était de 5,9 pour cent de la population active contre 6,1 pour cent enregistré en août 2022 et 6,3 pour cent en janvier 2022. D’un été à l’autre, le nombre de chômeurs a diminué d’un peu plus de 3,3 millions de personnes dans l’UE. Cette heureuse évolution pourrait arriver à son terme en 2024, peut-être même dès la fin de 2023.

Les marchés financiers européens ne s’y sont pas trompés. En l’espace de trois mois, entre un pic atteint fin juillet et le 30 octobre, les indices CAC 40 (France), DAX 40 (Allemagne) et EuroStoxx 50 ont décroché de neuf à 10,5 pour cent. Il est juste de reconnaître qu’avec une conjoncture un peu différente, les indices américains Dow Jones et S&P 500 ont connu un recul analogue. Plusieurs grandes sociétés ont lancé des avertissements sur résultats et de nombreux gérants d’actifs croient au basculement vers un marché durablement baissier (bear market). L’évolution de l’économie américaine n’a pas arrangé les affaires de l’Europe. Aux États-Unis, la production industrielle a repris à un rythme soutenu l’été dernier, stimulée par un énorme déficit budgétaire qui devrait atteindre 1 400 milliards de dollars en 2023 (soit six pour cent du PIB, presque le double du niveau européen) et même monter à 2 000 milliards en 2024.

Le taux d’intérêt sur les obligations du Trésor à dix ans, qui a franchi la barre des cinq pour cent mi-octobre, entraîne à la hausse les taux longs européens : celui des obligations d’État à dix ans a dépassé les trois pour cent en Allemagne et les 3,5 pour cent en France au même moment, avec une légère détente depuis. Mais ce mouvement est aussi défavorable pour l’activité que peut l’être un relèvement des taux à court terme par la BCE. Sauf en cas de catastrophe économique liée à l’évolution toujours très incertaine du conflit au Proche-Orient, le bouton pause de la BCE devrait rester enfoncé encore quelques mois. Mais aucune baisse n’est envisageable tant que l’inflation sous-jacente restera à un niveau élevé. Son appréciation dépend de la Banque centrale.

Ce qui signifie que les acteurs économiques doivent s’habituer à vivre dans un contexte de taux d’intérêt élevés, par rapport à ce qu’ils ont connu depuis 2009. La situation actuelle n’est en revanche pas si défavorable pour ceux qui peuvent emprunter aujourd’hui : Car les taux réels des crédits (différence entre le taux nominal et le taux d’inflation) restent faibles voire négatifs. Ainsi, au Luxembourg en septembre 2023, le taux d’intérêt fixé pour les emprunts immobiliers à plus de dix ans était, selon la BCL, de 3,71 pour cent. Pour le même mois le Statec évaluait à 4,1 pour cent le taux d’inflation en rythme annuel. Même avec une hausse des prix tombée à 2,1 pour cent en octobre, le taux d’intérêt réel reste modeste.

 

L’inflation fait de la résistance

Elle plie mais ne rompt pas. Dans la zone euro, la hausse des prix sur un an a été estimée à 2,9 pour cent en octobre en rythme annuel, contre 5,2 pour cent en août et alors qu’elle avait atteint 10,6 pour cent à l’automne 2022. C’est son niveau le plus bas depuis deux ans, avec, comme toujours au sein de la zone, de grandes divergences selon les pays, la Belgique et les Pays-Bas faisant partie des meilleurs élèves avec une légère baisse des prix tandis que l’inflation est encore élevée en France (4,5 pour cent). Mais ce ralentissement est surtout imputable au retournement des prix de l’énergie (-11 pour cent en un an) après la flambée engendrée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie dix-huit mois plus tôt.

En revanche l’inflation sous-jacente (core inflation en anglais), hors énergie et alimentation, « s’est révélée plus persistante que prévu » selon le FMI, surtout dans la zone euro, où elle a assez peu baissé depuis mai, passant de 5,3 pour cent en rythme annuel à 4,2 pour cent. La BCE estime tout de même que le retour de l’inflation générale à un rythme voisin de deux pour cent en Europe est possible dès 2024. Mais les doutes subsistent, car les coûts des entreprises s’accroissent désormais sous l’effet des hausses de salaires.

Au deuxième trimestre 2023, les coûts horaires de la main-d’œuvre ont augmenté en rythme annuel de 4,5 pour cent dans la zone euro et de cinq pour cent dans l’UE. Avec un chômage au plus bas depuis des décennies, les salariés sont en meilleure posture pour obtenir des augmentations. Ces dernières soutiennent la consommation et l’activité, mais la répercussion sur les prix de vente est inévitable. Un phénomène particulièrement visible dans le tertiaire (73 pour cent du PIB de l’UE) où les gains de productivité sont faibles et ne peuvent donc que partiellement compenser l’augmentation des coûts. Sauf en cas de récession avérée dans les mois à venir, les services, qui font la moitié de l’indice des prix, connaîtront des augmentations de salaires suffisamment marquées pour empêcher un recul significatif de l’inflation. Si la hausse des prix avait connu un pic temporaire les choses auraient été différentes. Mais après deux ans avec plus de trois pour cent d’inflation dans la zone euro, la pression va rester forte sur les entreprises.

Georges Canto
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