L’architecte Carlo Kerg a grandi dans l’ombre de son père. À l’école il était le fils du collabo. Il n’a appris à connaître que très tard ce père si célèbre et si controversé, dont il a hérité une partie des œuvres et l’ensemble des dossiers. Illuminé par les tableaux et fasciné par les dossiers il a voulu comprendre l’homme que fut son père. Il a tout mis sur internet, le pour et le contre, par ordre chronologique, afin que tout le monde puisse juger.
Théo Kerg a été arrêté le 14 septembre 1944 à Vianden par trois miliciens qui l’amenèrent aussitôt au château fort. De quoi l’accusait-on ? « Ici je vous porte le professeur Théo Kerg, les Américains le trouvent louche. Son directeur est en prison à cause de lui. » Ce sont des rumeurs. Kerg s’était installé avec sa famille à Bivels, trois mois plus tôt, après avoir acheté une maison, quelques arpents de terre, une vache et un veau. Kerg voulait échapper à l’emprise des nazis, se mettre à l’abri, ce qui l’a rendu éminemment suspect. Il est même le suspect parfait, l’inconnu-connu, l’artiste-espion, le nazi-communiste. Assez pour le conduire en prison de façon préventive, d’abord à Diekirch puis au Grund et à Givenich, pas assez pour le faire juger en bonne et due forme. Il est entendu pour la première fois quatorze mois après son arrestation, les juges sont débordés et son cas n’est pas clair. Il est relâché deux mois plus tard, sans jugement, sans procès et reçoit un passeport pour partir à l’étranger. En décembre 1948 il est l’objet de ce qu’on appelle un jugement sommaire et qui lui permet d’éviter un procès public à condition d’accepter la peine de prison déjà accomplie, la radiation comme professeur et une amende. Kerg signe et croit ainsi en avoir terminé.
Qui est cet homme controversé ? Il est né en 1909 à Niederkorn, où son père était instituteur et organiste à l’église, autoritaire et réactionnaire. Sa mère, chaleureuse et pieuse, était la sœur du professeur Mathias Tresch, libéral et francophile. Kerg fait ses premiers pas d’artiste en 1928 en participant à la revue Junge Welt, animée par des lycéens qui croient être des poètes, Pierre Grégoire, Joseph-Emile Muller et Eugen Ewert. À partir de 1929 il suit des études artistiques d’abord à Paris aux Beaux-Arts, puis à Düsseldorf, où il est l’élève de Paul Klee et d’Oskar Moll. En avril 1933, Kerg doit quitter en toute hâte l’Allemagne. L’Académie des arts de Düsseldorf est considérée par les nazis comme un repaire de communistes et Kerg n’échappe que de peu à l’arrestation.
Il rentre à Luxembourg la rage au ventre, rejoint par son compagnon d’études August Preusse. Kerg participe à l’action de l’Assoss contre le congrès international de Pax Romana, il illustre un poème antimilitariste de Paul Scholl, un réfugié allemand qui est aussitôt expulsé par le gouvernement Bech, il distribue de tracts communistes devant la gare et aide à l’hébergement clandestin de réfugiés antinazis à Differdange. En décembre 1933, il est arrêté, quand il franchit la frontière en possession de gravures sur bois destinées à être imprimées en France. En janvier 1934 Théo Kerg est exclu de l’enseignement, victime de la chasse aux communistes lancée par Bech.
Il a fait sans doute partie des Jeunesses communistes, des Amis de l’Union soviétique et du Secours rouge, il fréquente la bibliothèque municipale d’Esch pour un travail sur l’esthétique marxiste. Avec Evy Friedrich et Henri Koch il perturbe une réunion de la colonie allemande au Café Trianon. Il dira plus tard qu’il a rompu avec le PC vers 1937 pour des raisons idéologiques. En fait, dès 1936, il est réadmis au stage pour l’enseignement et le gouvernement lui achète un tableau. Il ne participe pas à la campagne contre la loi-muselière, mais une fois la victoire acquise, Kerg s’affiche de nouveau. Il expose deux tableaux sur la Guerre d’Espagne à Paris, donne à trois reprises de l’argent pour les orphelins espagnols en signant : « Theo Kerg, Professor, Esch-Alzette : Qu’ils vivent et vengent un jour ce crime ignoble ! », publie des articles dans le périodique antifasciste Die Neue Zeit et adhère à la franc-maçonnerie, en janvier 1940. Au moment de l’arrivée des Allemands, Kerg n’est plus un militant communiste, mais il est connu pour ses opinions antinazies et francophiles. Il a appris une certaine prudence, de l’opportunisme pour ses ennemis et ses anciens amis. Il est artiste avant tout.
Les malheurs de Théo Kerg commencent en septembre 1940, quand il retourne à Esch après l’évacuation en France. Ses voisins, les Koetz, des nazis de la première heure, dont un des fils sera fusillé, le préviennent qu’on sait tout sur lui. La Gestapo le convoque et le menace. Un autre voisin, Roger Cresto, jeune instituteur promu Distriktsleiter pour le Sud du pays, qui mourra volontaire sur le front de l’Est, le contacte. Il n’a qu’à prendre une carte de membre de la VdB, s’occuper un peu de la correspondance de Cresto et de la décoration des salles, écrire quelques articles insignifiants sur les châteaux-forts. Kerg n’a qu’à prouver qu’il n’est plus ce qu’il était. Il faut que quelqu’un s’affiche, à lui de faire le premier pas, il pourra ainsi se racheter.
Fallait-il vraiment qu’il le fasse? Jéhan Steichen et Pierre Grégoire affrontèrent la répression dès cet instant. Evy Friedrich ou Joseph-Emile Muller furent inquiétés deux ans plus tard, Paul Weber signa le manifeste Heim ins Reich en septembre 1940 et paya ensuite au prix fort. Et que firent en ce moment les chefs, dont on attendait l’exemple ? Le mois de septembre 1940 fut le moment de toutes les confusions, de toutes les capitulations.
Il y avait une autre raison pour Kerg de céder, c’était sa situation professionnelle, toujours fragile. Il avait commencé son stage dans l’enseignement en 1933, fut sanctionné en 1934, reprit du service en 1936, passa son examen pratique en 1938. Il attendait depuis sept ans. Le 30 septembre 1940, Simmer, ministre faisant fonction, informa le directeur de Kerg que le Gauleiter ne s’opposait plus à sa nomination. Kerg va enfin régulariser sa situation, grâce à l’occupant sans doute, mais il n’a eu que son dû.
Voilà donc Kerg, membre de la « Volksdeutsche Bewegung ». Il n’est pas parmi les premiers, il n’est pas le dernier, il porte le numéro 8 102, il y avait donc 8 101 Luxembourgeois plus pressés que lui. En décembre quand sa demande sera ratifiée, ils seront 50 000, à la fin ils y seront presque tous. Kerg n’assume aucune responsabilité, il n’est pas membre du parti mais il participe aux défilés, vêtu du pantalon noir et de la chemise blanche de la VdB. Il s’affiche et se compromet, lui, l’ancien communiste. Le 12 décembre les professeurs d’Esch sont convoqués pour écouter Siekmeier, le numéro deux du nouveau régime, qui vient avec une demi-heure de retard. Il y a des mouvements divers. Le professeur Alphonse Arend murmure quelque chose. « Dat ass dach Quatsch ! », « Hu mir dat néideg ? », ou quelque chose de pareil. Quelqu’un rapporte les propos. Kerg qui était assis dans la rangée devant Arend nie d’abord les propos attribués à Arend, puis estime que celles-ci ont été prononcées sans intention malveillante. S’est-il rendu complice d’une dénonciation ? L’accusation est grave, mais n’a jamais pu être établie.
Le service de renseignement nazi, le SD de Heydrich, en tout cas n’était pas convaincu de la sincérité de la conversion de Kerg. Dans un rapport de synthèse à destination du Reich il rapportait le 16 janvier 1941: « In die Reihen der VDB hätten sich darüber hinaus viele Gegner eingeschlichen, um auf diese Weise, wie in verschiedenen Meldungen berichtet wird, eine planvolle Unterminierung der VDB zu betreiben. Nach Meinung deutschbewusster Kreise seien auch in führenden Stellen der VDB Personen eingebaut, die aufgrund ihrer Haltung vor dem 10.5.1940 eigene Unsicherheit zeigen und aus Mangel an eigener Überzeugung auf die Gefolgschaft der Bewegung nicht in notwendiger Weise einwirken könnten. In diesem Zusammenhang werden z.B. der ehem. Kommunist Theo Kerk (Kerg !), der in der Zeitung Neue Zeit gegen die deutschfreundlichen Kreise Luxemburgs und das Reich geschrieben habe, und der früher deutschfeindliche Schriftleiter Paul Müller (Leo Muller ?) genannt »1.
À côté de son activité de professeur, Théo Kerg continue à peindre et à exposer ses œuvres, expositions individuelles, expositions collectives au Kunsthaus et au Tag der Kunst de la VdB, expositions itinérantes à Mayen, Berlin, Posen, Breslau dans le grand Reich. Il n’est pas le seul, Beckius, Bové, Calteux, Felgen, Gerson, Glatz, Mett Hoffmann, Kratzenberg, Kesseler, Meyers, Rabinger, Reckinger, Sabbatini, Schaack, Sünnen, Thill, Würth le font aussi2. Les réfractaires sont moins nombreux. Kerg ne fait partie d’aucun jury, ni du comité du Kunstkreis, ni de la commission da la Landeskulturkammer. Il n’est pas Kunstwart, il ne peint pas des volontaires de guerre ou des paysans attachés à la glèbe, mais il a renoncé à l’art abstrait. En octobre 1941 il participe au premier voyage d’artistes en Allemagne, ils sont 25 au total, qui se font photographier, souriants. Tous n’ont pas participé de gaîté de cœur, mais ils n’ont voulu dire Non et jamais ils n’ont autant peint, autant exposé.
Le comportement de Kerg change peu à peu à partir d’octobre 1941, quand l’offensive à l’Est marque le pas. Il écrit en novembre 1941 une première lettre de démission comme professeur, il en écrira une deuxième et une troisième, il fait de l’absentéisme. Astreint lors de la grève des élèves en septembre 1942 au service de nuit de la Brandwache, il envoie une lettre de protestation au Oberschulrat Lippmann, tombe en disgrâce, écrit une deuxième lettre qui infirme la première. Il figure sur deux listes de personnes à être « transplantées » à l’Est (« umgesiedelt »), mais échappe finalement à la déportation. En juillet 1943, Kerg réussit enfin à quitter l’enseignement et prépare sa retraite à Bivels. En mars 1944, il participe une dernière fois à une exposition, mais ses tableaux sont décrochés et son nom est rayé.
Il est tard, trop tard. Il aurait sans doute pu échapper à la justice sommaire de l’après-guerre s’il s’était moins mis en avant, s’il ne s’était pas trouvé au mauvais moment au mauvais endroit, s’il avait passé ne fût-ce qu’un jour en prison ou en exil. D’autres ont mieux réussi à prendre le tournant. Kerg n’a pas été un héros, il a essayé de collaborer, s’est compromis, a essayé de s’en sortir, sans succès. Après la guerre Kerg a reconnu une part de responsabilité en espérant refaire sa vie, ce qu’il réussit au-delà de ce qu’il pouvait espérer, mais il fut sans cesse rattrapé par son passé. Plus il réussit à l’étranger plus il fut attaqué à Luxembourg.
Kerg décida en 1947 à Paris de reprendre son chemin là où il l’avait abandonné en 1940. Il consacra une toile au poète Lorca assassiné par les phalangistes espagnols et illustra un livre de Paul Eluard, le poète communiste. Il adhéra à la Loge à Paris après avoir été rayé des listes à Luxembourg. Son ancien directeur, Paul Thibeau demanda la clarté au nom du corps enseignant, ses anciens amis, Pierre Grégoire et Joseph-Emile Muller, étaient scandalisés. Leurs motifs étaient tout à fait respectables, mais peut-on exclure toute trace de rancune, de rivalité, de parti pris ? Ils le connaissaient mieux que quiconque, ils le connaissaient peut-être trop bien. N’étaient-ce pas les nouvelles suspicions de la guerre froide qui s’annonçaient ? Des hommes politiques interviendront en sa faveur à Paris, Robert Als, l’ambassadeur à Paris et ancien ministre de l’Épuration, Victor Bodson, également ancien responsable de l’Épuration, ministre de la Justice en 1958, et Robert Krieps, ministre de la Justice et de la Culture, qui voulait organiser une rétrospective en 1978, avaient-ils nécessairement tort ? Émile Marx, un critique à l’intransigeance reconnue, résuma le cas Kerg en 1962 : « Also einigen wir uns darauf : ein Talent, doch kein Charakter. »
Alors, qui était Kerg ? Il fut peut-être un homme beaucoup moins exceptionnel, un homme tout à fait ordinaire pris au piège de convictions qu’il n’a pas voulu assumer jusqu’au bout, victime une première fois qui n’a pas voulu payer une seconde fois, un traumatisé de l’engagement. Ou un grand artiste doté d’un sens non moins grand des affaires et des conjonctures ? Il n’a pas voulu être un héros et ne l’a pas été, loin de là. Mais, il a été peut-être d’autant plus représentatif de la moyenne des artistes luxembourgeois, de la moyenne des sportifs luxembourgeois, de la moyenne des journalistes luxembourgeois. Faut-il considérer l’œuvre comme contaminée à tout jamais par les petites lâchetés de leur auteur ? Faut-il tenir compte du comportement moral de l’artiste pour juger l’œuvre ? Et de quel droit nous priverait-on du plaisir de goûter l’art de Théo Kerg ? Sans fermer les yeux.