Chorégraphe de renom régulièrement présentée sur la scène luxembourgeoise, Robyn Orlin s’arrête cette fois-ci sur le destin tragique de Saartjie ou Swatche Baartman, dite « la Vénus hottentote » née autour de 1789 dans l’actuelle Afrique du Sud et décédée le 29 décembre 1815 à Paris. La Vénus noire, le film du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche sorti en 2010 qui était consacré à la même figure, était une narration de ce que nous pouvons savoir de sa vie. Esclave, vendue, exhibée tel un animal de foire, puis objet de curiosité pour la communauté scientifique du XIXe siècle, elle sera mutilée post mortem et les restes de son corps mis en bocaux après sa mort pour être montrés dans un musée français.
Le cycle diurne de Vénus, déesse de l’amour et de la beauté, apparaissant alternativement à l’Est et à l’Ouest (étoile du matin et étoile du soir), en fait un symbole essentiel pour les peuples de pâtres nomades pour lesquels Vénus est le berger céleste, menant ses troupeaux d’étoiles. Or, Saartje Baartman était justement issue de ces tribus de bergers d’Afrique du Sud. La dernière création de Robyn Orlin nous donne l’occasion d’un échange avec elle sur sa dernière création sur laquelle elle dit « ne pas vouloir trop dévoiler la structure et les ressorts de sa pièce pour laisser la surprise ».
Au préalable, nous abordons Cesena d’Anne Teresa de Keersmaecker auquel la chorégraphe a assisté et parlons de son rapport avec le public (voir ci-contre). Robyn Orlin : « J’ai adoré Cesena, mais constaté que le public a ses exigences et ses besoins spécifiques. Bien que le public ait été particulièrement bruyant dans son mécontentement, et même grossier parfois, il n’en reste pas moins qu’il est ouvert à venir voir quelque chose. Il me semble qu’Anne Teresa a déjà gagné son pari en ce qu’elle a ému son public dans un sens ou dans un autre. Elle ne l’a pas laissé indifférent. J’étais triste de voir que des personnes sortaient car cette chorégraphe est sublime et prend des risques, mais c’est ainsi, l’on ne peut pas contrôler le public. Je prends aussi des risques mais différents. Je me remets beaucoup en question et je me lance des défis. Je suis extrêmement consciente que mon travail est destiné au public. Le public ne vient plus voir des corps magnifiques, il veut voir plus de contenus, plus de difficultés et de défis.
Est-ce que vous n’en demandez pas trop – câliner, embrasser et respecter nos Vénus brunes – et la question ou la réponse serait-elle la même pour les Vénus blanches ?
Je me fous et je me moque si je demande trop en tant qu’Africaine ou en tant que femme tout simplement. D’ailleurs, contrairement au film, je n’emploie pas le terme de « Vénus noire » mais de « Vénus brune » car il n’est pas exact d’employer le terme « noir ». La création n’a pas une finalité narrative comme dans le film d’Abdellatif Kechiche. Personne ne sait qui elle était, qui elle a rencontré. Le film raconte la vie d’une jeune femme originaire de la colonie du Cap, aujourd’hui province de l’Afrique du Sud, d’ethnie khoisan appelée Saartjie Baartman ou Vénus hottentote. Cette pièce est sur la dégradation humaine autour du sexisme, du racisme, de l’exploitation, de l’humiliation, du déracinement. Le mouvement féministe à Paris des années 1960 et celui de la reconquête du corps ainsi que le pouvoir de la science en général m’ont fortement inspiré. »
Sur la « Brown Venus », Robyn Orlin déclare : « Elle a été très mal traitée par l’Angleterre et peut-être plus encore par la France. Pourtant, ces deux pays s’érigeaient en modèles, en références pour les autres... ! N’est-il pas étonnant que le gouvernement français n’ait accepté qu’en 2002 le retour de sa dépouille en Afrique du Sud et ait exposé le moule de son corps au musée de l’Homme jusqu’en 1974 en tant que « spécimen ethnologique de la race noire ? »
Pourquoi le passé est-il si important pour les artistes en ce moment ?
Son histoire doit figurer dans les livres d’Histoire et être apprise en cours, car il est un fait que l’Histoire a tendance à se répéter. Il est curieux que voir que tous ces changements récents à Wall Street, les printemps arabes … n’entraîneront peut-être pas de grands changements et c’est bien là, une des contradictions de l’Histoire, les thèmes du XXIe siècle semblent identiques à ceux du passé. Le passé est important pour comprendre d’où nous venons historiquement, artistiquement ….
Dès 1994, l’Afrique du Sud demande à la France le retour de sa dépouille dans son pays. Ce ne sera qu’en 2002 que la France acceptera, par le vote d’une loi spéciale, de rendre Swatche à l’Afrique du Sud. C’est une étape très importante de la dignité récompensée et un retour sur l’histoire de la barbarie humaine.
Et quels seraient les thèmes du XXIe siècle qui inspireront les futurs artistes ?
Je ne sais pas, le mouvement gay… ?! Vous connaissez le pouvoir de la science… Les scientifiques ont été cruels avec elle et justifient au nom du progrès des connaissances humaines la possibilité de prélever le cerveau et les organes génitaux et d’exposer le résultat de leur travail pour justifier des théories racistes des scientifiques de l’époque. Cuvier représentait la pensée scientifique dominante en France, en accord avec les préjugés racistes de l’époque, et son influence était grande. Je m’aperçois au quotidien que les préjugés racistes subsistent encore, par exemple dans les écoles en Europe. Certaines chansons dites enfantines mais clairement racistes sont toujours chantées. Ma fille adoptée en est régulièrement victime et bien que cela soit incompréhensible encore à ce jour, cela fait très mal. Il ne faut pas s’habituer à cela et banaliser. On ne peut pas accepter de s’immuniser contre la violence. En Afrique du Sud, les gens ne font plus rien pour lutter contre la violence car elle est tellement présente qu’ils se sont immunisés. Pourtant, nous avons par exemple besoin d’avoir une opposition politique pour assurer un équilibre au risque de voir l’Afrique du Sud se limiter à un État à parti unique...