En ce janvier 2014, la drôle de guerre qui oppose salariés et patronat chez Arcelor-Mittal (AM) est entrée dans son treizième mois. En rétrospective, les signes avant-coureurs de ce conflit larvé s’étaient accumulés. Abandon du siège historique de l’Arbed, avenue de la Liberté, vente des parts de Paul Wurth et d’Enovos, annonce de la retraite de Michel Wurth de la direction mondiale : les deux dernières années ont vu la dissolution de nombreux liens qui rattachaient AM au Grand-Duché. Avec le départ de Jean-Claude Juncker (CSV) un autre lien, personnel celui-là, se rompt. Au point culminant de l’OPA lancée par Mittal sur Arcelor, Juncker avait joué double jeu en ordonnant à Luc Frieden (CSV) et à Jeannot Krecké (LSAP) de maintenir une ligne ouverte avec Lakshmi et Aditya Mittal. Depuis, Juncker recevait les Mittal trois à quatre fois par an, leur ouvrant son carnet d’adresse et dispensant des conseils politiques.
Le 14 décembre 2013, au petit matin, les salariés d’AM ont retrouvé dans leur boîte aux lettres un courrier signé par leur direction. Sur deux pages et demie on leur y annonçait que, « suite au refus du groupe de négociation syndical de rencontrer la dernière offre faite par le groupe patronal, la prolongation des effets des conventions collectives viendra à terme ce 15 décembre 2013 ». Dans l’histoire sociale luxembourgeoise, la situation était inédite. Au point que le Code du travail qui, après la dénonciation d’une convention collective prévoit une période « de survie » de onze mois durant lesquels ses effets continuent à s’appliquer, n’avait pas prévu ce qui se passerait par après. Chez AM, après onze mois de négociations, un vide juridique venait de s’ouvrir.
La direction d’AM vient d’en livrer son interprétation : de la convention collective les salariés retombent dans le droit du travail individualisé. Tous les avantages qui n’étaient pas prévus par le Code ou le contrat du travail (les « droits individuels acquis ») ont sauté. À parcourir la lettre d’AM, ses destinataires ont pu mesurer ce qu’ils perdaient au change. Exit la prime de production et de participation. Exit la prime « donneur de sang » et les « crédits d’heures de réunions pour membres des syndicats ». Exit les heures supplémentaires pour prendre le repas, les jours libres pour la fête de la kermesse et les après-midis de Toussaint. Exit surtout les douze jours de congé extra-légaux. Pas touche par contre aux garanties de salaires. Inscrites dans le contrat de travail – et mensuellement sur les fiches de paie –, elles seront gardées en place.
Les signataires de la lettre, Valérie Massin (responsable en ressources humaines d’AM) et Nico Reuter (vice-président d’AM qui prendra sa retraite d’ici le printemps prochain), déploraient « profondément cette situation ». La faute reviendrait au groupe de négociation syndical qui n’aurait « opposé qu’un refus net aux propositions raisonnables présentées depuis plusieurs mois ». Depuis l’envoi de la lettre, une « inquiétude énorme » régnerait parmi les salariés, confie un délégué syndical : « Même pendant la période des fêtes, j’ai reçu une masse de textos, de mails et de coups de téléphone. J’essaie de rassurer, en informant le mieux possible ». Pour Valérie Massin, qui négocie les conventions collectives pour la direction, l’objectif n’aurait pas été « d’effrayer les gens ». Elle évoque les réunions du personnel organisées par la direction (« proximity meetings ») durant lesquelles « nous avons présenté le dernier état de la négociation et ce qui se passerait si notre proposition n’était pas acceptée. On a été très clairs, très honnêtes et très précis sur les conséquences de la fin de la convention collective. » Il faut dire que le patronat trouve aussi son intérêt dans le système des conventions collectives, qui assure non seulement la paix sociale sur un à trois ans, mais également une organisation du travail plus souple que ne le permet la seule application du Code du travail.
Une année auparavant, en décembre 2012, la direction avait résilié unilatéralement les conventions collectives, officiellement pour les « adapter à la législation sur le statut unique des employés et ouvriers ». « Le fait que c’était l’employeur qui a dénoncé la convention collective, était quand même une première », concède Valérie Massin. Car, traditionnellement, c’étaient les syndicats qui demandaient de rediscuter des conventions collectives, sans jamais les dénoncer : « Ainsi ils pouvaient être confortés par la persistance de l’existant tout en demandant toujours plus ». De l’avis de Christophe Domingos, qui travaille au cabinet Castegnaro, un bureau d’avocats où, par souci de « cohérence », on plaide exclusivement le droit du travail pour le compte du patronat, une résiliation unilatérale, « c’est aussi un moyen de pression sur les négociateurs en leur disant : ,Les aiguilles de l’horloge tournent, il faut trouver un accord.’ » Selon Michel Wurth, onze mois auraient raisonnablement dû suffire pour se mettre d’accord. Et d’ajouter : « Après tout, le programme de coalition du nouveau gouvernement n’a-t-il pas été rédigé en cinq semaines ? »
Or, il faudra plusieurs réunions au patronat rien que pour présenter l’ensemble de ses revendications. « On s’est très vite aperçus de l’envergure de leurs souhaits. C’est là que nous avons compris que ça n’allait pas être évident », se rappelle Robert Fornieri, délégué syndical du site de Differdange et négociateur du LCGB. De son côté, Valérie Massin peut se mettre dans la peau de la délégation syndicale : « On avait des demandes qui, bien que des contreparties fussent prévues, allaient dans une certaine mesure à la baisse de l’existant. On peut donc concevoir que ce ne soit pas une approche facile à envisager pour le groupe de négociation syndical. »
La proposition de la direction tient en une formule : Travailler plus pour… ne pas gagner moins. Selon Valérie Massin, il s’agirait de « freiner les coûts de travail », sans toucher directement aux salaires : « Nous savons que les ménages ont calculé leurs engagements financiers et leurs prêts hypothécaires en fonction de leur revenu ». La direction propose donc le gel des salaires, assorti d’un allongement du temps de travail. In fine, il s’agit donc bien d’une réduction de salaire. Elle ne sera pas visible sur la fiche de paie, mais se mesurera en heures de travail. Dans le collimateur de la direction : les douze jours de repos extralégaux (qui s’ajoutent aux 25 jours de congé payé) négociés dans les années 1980 comme contrepartie d’une baisse des salaires et d’une augmentation de la flexibilité dans l’organisation du travail.
Dès le début des négociations, le courant ne passait pas. Alors que Michel Wurth évoquait la « compétitivité » d’une industrie d’exportation produisant en surcapacité dans un marché en crise, les syndicats voyaient dans les propositions patronales « un enjeu idéologique » qu’ils liaient à la personne de Michel Wurth, dénonçant sa double casquette de manager d’AM et de président de l’UEL. Pour l’OGBL, à quelques mois des élections sociales, pas question de plier devant le patron des patrons, et encore moins dans un secteur phare de l’industrie luxembourgeoise. « Ça risque de devenir un cas d’école », craignait-on. « Si on veut continuer à faire marcher certains sites, il faut rester compétitifs, c’est la réalité de la vie économique », rétorquait Wurth.
C’est à Jean-Claude Bernardini, un des seize « secrétaires centraux » de l’OGBL qu’a incombé la charge de mener, comme représentant du syndicat majoritaire, les discussions. Bernardini était accompagné par une douzaine de délégués du personnel (deux par site), afin qu’ils puissent suivre en direct les négociations. Pour le LCGB, Robert Fornieri, délégué du personnel de Differdange, a présidé à une petite délégation LCGB composée de trois membres. « Le terrain ça me connaît, dit-il. Notre secrétaire syndical Charles Hennico suit le dossier, mais à distance ». Derrière Fornieri, Patrick Dury, président du LCGB et ancien de l’Arbed. Pour les séances particulièrement tendues, c’est lui qui montait sur le ring.
Entre les deux syndicats le climat n’est pas au beau fixe. Le LCGB se sent acculé par le syndicat majoritaire, ressenti comme autoritaire : « Tout dépend de la manière dont vous exercez votre majorité. On veut être respecté, écouté et on n’acceptera pas d’être mis à l’écart », dit Robert Fornieri. D’autant plus que chez AM, le LCGB est certes minoritaire, mais de peu. Lors des dernières élections sociales, il est passé de 32 à 39 pour cent, avec une hausse de plus de quatorze pour cent pour la liste menée par Fornieri à Differdange. À la Chambre des salariés, le LCGB réussira même à dérocher un siège au profit de l’OGBL dans la sidérurgie.
Enhardi par ces résultats, Robert Fornieri est passé à l’offensive le 13 décembre en envoyant un communiqué de presse dans lequel il s’attaquait violemment à Jean-Claude Bernardini : « La responsabilité de l’absence d’un résultat de négociation revient uniquement et exclusivement au syndicat majoritaire dans la sidérurgie, qui a refusé toute discussion constructive avec le LCGB ». Pire, l’OGBL aurait mené « une politique au détriment des salariés de la sidérurgie ». Bernardini n’est pas du tout amusé : « C’est du grand n’importe quoi, comme toujours avec le LCGB, s’insurge-t-il. Ils ont carrément oublié de préciser que c’est la faute au patronat si nous n’avons pas d’accord aujourd’hui ! » Une fissure dans le front syndical ? Jean-Claude Reding, président de l’OGBL, qui, en été 2013, avait encore déclaré la « mort » de tous les liens avec le LCGB, tempère : « Durant les négociations, les différences de vue entre les deux syndicats ne sont pas apparues ; et c’est ce qui compte. »
En décembre, Michel Wurth annonçait son départ à la retraite pour le printemps 2014. Il disait vouloir se concentrer sur ses activités comme président de l’UEL (fini donc la double casquette critiquée par l’OGBL), en prenant soin de souligner qu’il s’agissait d’un choix personnel, qui aurait « surpris » Lakshmi Mittal. Parmi les sept top-managers mondiaux du groupe, Wurth était un des deux derniers survivants d’Arcelor. Difficile donc de ne pas voir son départ anticipé à la retraite dans le contexte de la restructuration qui touche l’ensemble de la direction d’AM. Sept ans après l’OPA, les proches de la famille Mittal, l’actionnaire de référence du groupe, ont pris le contrôle de quasiment l’ensemble de la direction. À Michel Wurth, responsable mondial des aciers longs – un marché à haute valeur ajoutée dans lequel l’ancienne Arcelor excellait – succéderont Louis Schorsch, ancien de Mittal et nouveau responsable pour le continent américain, et le fils de Lakshmi Mittal, Aditya, désormais responsable pour le continent européen.
Dans la partie de poker que sont les négociations de conventions collectives, les syndicats ont sorti la carte de la grève, décidant d’enclencher la lourde mécanique de la grève. S’agit-il d’un coup de bluff ? Les capacités de mobilisation des syndicats sont difficilement mesurables. Le recours à la grève est si rare et juridiquement si étroitement encadré que son évocation peut sembler une menace creuse. Dans la période précaire de l’après-conciliation et de l’avant-grève, qui vient de s’ouvrir, les syndicats avancent à tâtons, laissant toutes les lignes de négociations ouvertes.
Alors que, du moins officiellement, les négociations étaient closes après l’échec de la conciliation le 21 novembre, et alors que les consultations sur la grève venaient de débuter, c’est l’entrée sur scène du ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP) qui semblait un instant débloquer la situation. Puisque le gouvernement luxembourgeois est en principe tenu à l’autonomie tarifaire, Schmit a dû trouver une nouvelle dénomination pour désigner son rôle. Il l’a trouvée : « ni conciliateur, ni médiateur, facilitateur ». Il n’aurait pas pris l’initiative, mais aurait agi suite à la demande « des uns et des autres », explique-t-il de manière sibylline. « Je me suis mis à disposition », dit-il sobrement. (Ni les syndicats, ni la direction ne confirment avoir demandé directement à Nicolas Schmit d’intervenir, mais disent avoir accueilli la démarche positivement.) Le 19 décembre, à l’invitation de l’ancien diplomate Schmit, Michel Wurth, Valérie Massin et Nico Reuter rencontraient Jean-Claude Bernardini, Patrick Dury et Robert Fornieri pour tenter de démêler la situation.
Ils finirent par brouiller un peu plus les cartes. Alors que les syndicats s’en retournaient dans les usines pour y informer leurs membres de la dernière proposition patronale, les médias annonçaient déjà un « pré-accord ». Et, ce jour-là, un accord semblait effectivement à portée de main. Bernardini évoquait une nouvelle proposition « avec laquelle il pourrait vivre ». Sur la radio publique 100,7, Schmit se disait « optimiste de pouvoir sortir de la logique de la confrontation ». Or, dès le lendemain, changement de ton : les syndicats disaient ne plus retrouver dans la version écrite les engagements de la veille. Retour au ministre du Travail pour qu’il intercède auprès de la direction. Mais dans la copie révisée, Bernardini ne se retrouve toujours pas : « Ou nous avons mal compris quelque chose, ou au sein de la direction, il y a de sérieux désaccords. » Et de pencher vers la seconde hypothèse : « Je peux m’imaginer qu’au sein de la direction d’AM, il y ait de plus en plus d’opposition interne. »
Du côté des syndicats, les logiques de la négociation et de la grève entrent de plus en plus en contradiction. Le message syndical en devient brouillé, la stratégie illisible. Le retour discret à la table des négociations, au moment même où le référendum sur la grève battait son plein, a eu pour effet que plusieurs centaines des membres syndicaux (ceux de Rodange et de Schifflange) se sont prononcés sur une proposition patronale dont les termes étaient caducs le lendemain. « La machine était lancée, on ne pouvait plus faire marche arrière », se désole Robert Fornieri, tout en notant que « en soi », les deux versions ne seraient « pas si différentes que ça ».1
À en croire Valérie Massin, il n’y aurait plus de marge de négociation : « La dernière proposition est la dernière proposition. On l’a largement revue et reformulée. On ne peut pas aller en deçà. Il n’y a plus rien à distribuer ». L’OGBL et le LCGB veulent rendre publics les résultats du référendum à la fin de la semaine prochaine. « La grève reste un moyen de pression », estime Bernardini. Ou simplement l’évocation de la grève ? Entre le modèle social luxembourgeois et la rupture, Bernardini occupe un territoire inconnu. A-t-il l’impression de naviguer à vue ? « Cela en a peut-être l’air. On ne peut pas décréter une grève à durée indéterminée. Et même en grève on est encore en négociations. »