Les clients de la Place financière ont parfois si bien caché leur fortune dans les banques, à travers des structures opaques comme des trusts passant par des juridictions exotiques, que lorsqu’ils meurent, leurs héritiers ont un mal fou à mettre la main sur le magot. De plus, les banques, sous prétexte du secret bancaire, ne s’empressent pas de se mettre en contact avec les héritiers, le plus souvent étrangers. Elles n’ont d’ailleurs aucune obligation de le faire. Il faudrait un jour dresser l’inventaire des fonds en « déshérence » dans les établissements financiers parce que leurs bénéficiaires économiques ont disparu sans que leurs femmes ou maris et leurs enfants n’aient trouvé la trace de l’existence de comptes, souvent alimentés par de l’argent noir, non déclaré. Le dispositif de « brouille » a parfois été voulu par le bénéficiaire économique lui-même, avec l’aide de fiduciaires, afin de faire des libéralités à l’insu de ses fils ou de ses filles, à l’instar de ce qui s’est produit avec l’héritière du groupe L’Oréal. En l’absence de règles qui forceraient les banques à se mettre en relation avec les héritiers, il appartient à ces derniers d’écrire des lettres à chacune d’elles pour savoir s’il existe un compte du défunt. Si la pêche est bonne, la communication d’informations sur la seule existence d’un compte n’est pas toujours d’une grande aide pour récupérer les fonds, en tout cas lorsque derrière les comptes se superposent des structures complexes. Par exemple des trusts, dont le bénéficiaire économique est entre autres une société de participation financière. La problématique est d’ailleurs plus générale : certains clients, soucieux de cacher leur identité pour des raisons qui leur sont propres, ont tellement bien dissimulé leur argent, avec l’aide de leur fiduciaire, qu’ils sont parfois incapables de remettre la main dessus. C’est le cas de l’homme d’affaires israélien Arcady Gaydamak (lire aussi en page 9), qui se bat depuis des années contre les dirigeants de son ancienne fiduciaire qu’il accuse de l’avoir dépouillé.
Le tribunal de commerce de Luxembourg, saisi par les héritiers réservataires d’un riche propriétaire foncier argentin, vient de tracer un cadre qui devrait faciliter la récupération des fonds, en reconnaissant enfin des droits aux bénéficiaires économiques et surtout en obligeant la banque (il s’agit dans ce cas de la succursale luxembourgeoise de Bank Hapoalim) à communiquer tous les documents relatifs à la qualité de bénéficiaire économique, à la structure de propriété et de contrôle entre le client et le bénéficiaire économique, à l’identité de ces entités jusqu’à dix ans en arrière. Un jugement en interprétation d’un premier jugement (non frappé d’appel) est encore allé plus loin dans l’ouverture des droits des héritiers à connaître la vérité sur les magots bien cachés de leurs parents. Au nom de la protection du droit à la propriété et des héritiers, la banque doit « évidemment », ont indiqué les juges du tribunal de commerce, communiquer les documents relatifs aux bénéficiaires économiques actuels d’un trust situé dans un paradis fiscal. « La protection des héritiers réservataires, qui continuent la personne du défunt qui avait nécessairement connaissance du bénéficiaire actuel du trust pour l’avoir certainement désigné, ne peut être assurée s’ils n’étaient pas en droit de connaître l’identité de celui-ci », souligne le jugement qui fera date sur la Place financière. Les héritiers peuvent aussi dire merci à la loi du 12 novembre 2004 sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Plus moyen pour les banques, avec plus ou moins de mauvaise foi, de se retrancher commodément derrière le secret bancaire pour opposer des refus aux héritiers. La vie devient dure aussi pour les parents qui auraient envie de sanctionner leurs héritiers réservataires en léguant, à leur insu, une grosse partie de leur fortune à des tiers. Les ingénieurs financiers vont devoir se montrer encore plus inventifs.
Les héritiers d’un prospère fermier argentin ont eu de la chance que d’autres n’ont sans doute pas, qui sont dans l’ignorance de l’endroit où leurs parents ont caché l’argent. Ils savaient que leur père, divorcé de leur mère, avait un compte au Luxembourg auprès de Bank Hapoalim. Ils avaient mis la main sur des fiches de virement internationaux faisant état d’un trust possédant un compte dans cette banque. Aussi lorsqu’il est mort à l’âge de 68 ans en juin 2009, après un arrêt cardiaque, ses enfants font procéder à des recherches auprès de certains établissements de la Place, dont cette banque, qui ne répondra pas aux courriers, ni positivement, ni surtout négativement, « sans doute pour des raisons tenant à son secret bancaire », nous dit la procédure. D’où le recours, en juin 2011, à la voie judiciaire pour obtenir des informations. Le défunt n’était pas directement le titulaire du compte en banque, mais un bénéficiaire économique, une classe longtemps maltraitée par les tribunaux luxembourgeois. Chose étrange : officiellement la banque n’a pas fourni d’informations. Sauf un courrier confidentiel entre avocats, procédure en principe couverte par le secret professionnel, reconnaissant bien l’existence du compte. Cela ne constitue pas une information valable. La banque faisait valoir le plus sérieusement du monde que le respect de la vie privée du défunt et des personnes bénéficiaires de paiement qu’il avait effectué de son vivant empêchait toute information sur l’identité des bénéficiaires de certains mouvements.
En novembre 2009, la justice avait déjà fait progresser le droit à l’information des héritiers réservataires, voyant en eux la continuation du défunt. Ce qui, de facto, les met « dans la même situation que le défunt en ce qui concerne l’opposabilité, respectivement la non-opposabilité du secret bancaire » et les autorise à obtenir « toutes informations concernant, d’une part la qualité de bénéficiaire économique (...) et d’autre part la structure juridique de propriété et de contrôle du titulaire de compte auprès de la banque ». Ces droits étaient toutefois limités et il a fallu un autre jugement (2 mai 2012), puis une troisième décision (un jugement en interprétation qui est tombé le 24 octobre dernier) pour faire avancer le « Schmilblick ». Si l’obligation au secret bancaire est d’ordre public, les droit des héritiers réservataires à préserver leurs droits héréditaires l’est aussi, ont tranché les juges. En conséquence de quoi, les héritiers ont « le droit d’exiger des tiers, y compris le banquier, même s’il est normalement tenu au secret, des renseignements indispensables à sa concrétisation » (i.e le droit héréditaire). « Le secret bancaire opposable à toute personne, hormis le client lui-même, poursuivent les juges, n’est pas opposable aux héritiers réservataires du client après le décès de celui-ci, les héritiers continuent en effet la personne du client défunt et disposent en conséquence des mêmes droits à l’encontre de la banque que leur auteur décédé qui fut client de la banque ». Et les juges d’ajouter que « permettre au banquier de s’opposer à une ( …) demande en révélation équivaudrait à autoriser toutes transactions ayant pour objet et pour but de frauder les personnes (les enfants du défunt) que le législateur a entendu protéger ». Il n’y a pas lieu, poursuit le jugement, « de protéger par le biais du secret bancaire les tentatives d’exhérédation contraires à la loi réalisées à l’aide de montages complexes ». Une bonne ou une mauvaise nouvelle pour le développement de la Place financière et l’ingénierie fiscale ?
Gérard Klein
Kategorien: Finanzplatz
Ausgabe: 22.11.2012