Luc Frieden sort amoché de l’épreuve de force qu’il a provoquée avec l’OGBL et le LCGB. Il doit désormais composer avec un front syndical enorgueilli, un « team Spautz » élargi et un DP plus évasif que jamais. (Sans oublier Gilles Roth, en embuscade pour 2028)

What a Difference a Day Makes

Les leaders syndicaux Nora Back et Patrick Dury, avant de monter sur  la scène du Knuedler,  ce samedi
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 04.07.2025

« La plus grande force d’opposition » : C’est le titre que Nora Back a réclamé, dès octobre 2023, pour l’OGBL. Ce samedi, elle en a livré la preuve. L’Union des syndicats OGBL et LCGB revendique 25 000 manifestants. « Mir hunn dës Kéier wierklech net massiv iwwerdriwwen », assure la présidente de l’OGBL trois jours plus tard sur Radio 100,7, parlant de « 22 à 24 000 manifestants », comptés par « un dispositif » de douze syndicalistes postés le long du cortège. Samedi, au début de la manif, la Police avançait le chiffre de 12 à 14 000 participants. Recontactée ce mardi par le Land, elle révise ses chiffres et retient le haut de la fourchette : Après avoir vérifié de nouveau les images prises depuis l’hélicoptère, « gi mir éischter vu 14 000 wéi vun 12 000 aus ».

À 11 heures 45, le carré de tête déboule place Guillaume II. Trois quarts d’heure plus tard, la queue du cortège rejoint la foule. La place est bien remplie, même si la foule reste moins compacte autour de la statue équestre. Le front syndical a pris un pari en optant pour le Knuedler, sachant qu’en-dessous de 10 000 manifestants, la place serait apparue bien nue. (La première option avait été de confluer vers la Place Clairefontaine, que 4 000 manifestants suffisent à remplir, mais la Police s’y était opposée, évoquant un risque de sécurité.) Ce samedi, le soulagement est énorme chez les leaders syndicaux. Nora Back en a littéralement les larmes aux yeux, l’angoisse de l’échec se levant d’un coup. Le Premier ministre dit avoir suivi la manifestation « de manière très intensive » depuis chez lui, « hannert mengem Pult ». Dès le soir sur RTL-Télé, il reconnaît sans ambiguïté le succès de la manifestation, passant sous silence que ses déclarations impromptues sur les retraites y sont pour beaucoup.

L’OGBL et le LCGB viennent de prouver qu’ils sont toujours capables de mobiliser. Mais au prix d’un énorme effort logistique qui a testé les limites des appareils syndicaux pendant presque deux mois. (« Déi doten 25 000 Leit, déi kommen erëm », croit pourtant savoir Nora Back.) Dans la marée humaine qui a défilé du Rousegäertchen au Knuedler, on retrouvait peu de personnes « en civil ». La plupart des manifestants ont enfilé le gilet de leur syndicat respectif : Le jaune-vert fluo du LCGB se noie dans une mer rouge de l’OGBL. Un déséquilibre flagrant que les drapeaux communs de l’Union des syndicats (aux couleurs rouge, vert, noir et blanc) ne permettent pas de voiler. (Le secrétaire général du LCGB, Francis Lomel, estime que son syndicat aurait mobilisé « plus de 3 000 personnes ».)

C’est bien dans les entreprises, hôpitaux, usines et sur les chantiers que la mobilisation a porté ses fruits. S’étirant sur presque 800 mètres, le cortège est structuré par syndicats professionnels, dont le plus dynamique et dense est celui regroupant le secteur « Santé, Services sociaux et éducatifs ». Ces vingt dernières années, le secteur paraétatique s’est mué en nouveau bastion de l’OGBL : L’infirmière a remplacé le sidérurgiste comme figure emblématique du syndicalisme luxembourgeois. Le bloc de l’industrie reste pourtant fourni avec, là encore, une nette prédominance OGBL. Quant aux salariés du commerce, regroupés en début de cortège, ils restent relativement rares ce samedi, les syndicats pointant le début des soldes. Dans ce tableau intersyndical, une cinquantaine de t-shirts Aleba forment une minuscule touche jaune. On aura enfin aperçu trois casquettes blanches de la CGFP, dont le président avait déclaré « ne retenir personne » de se rendre à manif, tout en rappelant que la confédération n’allait pas y jouer « un rôle actif ».

En fin de cortège, le bloc « société civile » ne rassemble qu’un petit millier de manifestants. D’Amiperas à Richtung 22, une trentaine d’associations avaient appelé à la manifestation. Or, dans la rue, leur présence se limite le plus souvent à deux ou trois permanents portant la pancarte de leur ONG respective. Ce ne sont pas les bobos de gauche qui ont fait le succès de la manif de ce samedi. Pas plus que les délégations symboliques envoyées par les syndicats étrangers. Elles représentaient au total une petite centaine de personnes, défilant en fin de cortège. Vêtus tout de noir à l’exception d’un brassard blanc « sécurité », une cinquantaine de gros bras encadrent la manif. (Ce seraient des délégués LCGB du gardiennage, explique Lomel.) Le cortège est resté pacifique, voire placide. Les centrales syndicales n’ont manifestement pas préparé de slogans, ni acheminé de sonos. Le LCGB a par contre distribué des centaines de sifflets en plastique, dont le son strident domine le fond sonore.

Patrick Dury a perfectionné l’art d’irriter Luc Frieden. Ses attaques contre le Premier ministre sont beaucoup plus virulentes et personnelles que celles de Nora Back, comme une répartition des tâches sur le modèle « good cop/bad cop ». Ce samedi, le leader LCGB a pris un malin plaisir à dénigrer le Premier ministre, le traitant de « larbin » au service du patronat : « Un CEO qui vit dans son propre monde, où les êtres humains sont réduits à des marchandises avec des étiquettes de prix ». Mais la pique qui a probablement le plus blessé Luc Frieden est plus subtile : « Notre pays a eu beaucoup de chance d’être dirigé par de véritables hommes d’État tels que Thorn, Santer, Juncker et Bettel ».

Ingénieur-technicien de formation, Patrick Dury teste les points de soudure du gouvernement. Le patron du LCGB prend soin de ménager le DP, improbable allié objectif avec lequel il a établi de solides canaux de communication. Depuis 2022, la fête du 1er mai est ainsi devenue l’endroit m’as-tu vu de la notabilité DP qui vient y soigner son image sociale-libérale et alimenter son fil Instagram. Tout juste revenu de Kiev, Xavier Bettel y a de nouveau accouru cette année. Patrick Dury entrera dans l’histoire syndicale comme l’homme qui a rompu les liens organiques entre le LCGB et le CSV. Dès 2011, alors qu’il était encore secrétaire général, il a imposé un congé sans solde aux permanents syndicaux Marc Spautz et Aly Kaes (par ailleurs députés du CSV). Au même moment, le président Robert Weber (siégeant, lui aussi, au Krautmaart pour le CSV) tombait sur le scandale des trucages de comptes de ProActif. Dury se hisse alors à la présidence du LCGB et fait le grand ménage. Il fait inscrire une stricte incompatibilité entre mandats syndicaux et politiques dans les statuts.

En moins de vingt mois, Luc Frieden a détruit ce qui restait de la « C-Famill », un milieu qui lui est toujours resté étranger. Il a laissé couler Caritas et poussé le LCGB dans les bras de l’OGBL, considéré, hier encore, comme l’ennemi héréditaire. « Krisen ass eppes, dat eigentlech bréngt mech ëmmer zu enger gewëssener Toppform », se targue-t-il dans le dernier podcast de Radio 100,7. Les pancartes aperçues à la manif visent soit le CSV (« Chaos, Sozialofbau, Verrot », « Gambia 3 elo »), soit Frieden himself (« No Kings, No CEO’s » ; « net am Bësch »). Comme d’habitude, le DP passe entre les gouttes. Le Premier ministre s’est immiscé prématurément dans les dossiers de Georges Mischo et de Martine Deprez. Une manie du contrôle qui produit des effets indésirables : Elle affaiblit les ministres, concentre la critique sur Luc Frieden et disqualifie celui-ci comme médiateur.

Les services du Premier ministre avaient décliné l’invitation de Radio 100,7 pour la matinale du lundi, estimant qu’il serait alors « encore trop tôt ». Le Premier ministre a changé d’avis. Sans attendre que la grogne retombe, il s’est précipité samedi soir dans les studios de RTL-Télé. Une exposition qui a consolidé l’image d’une manifestation dirigée personnellement contre lui. Le Premier ministre a promis de « faire mieux, faire autrement ». Il a assuré être prêt à « discuter à hauteur égale » avec les partenaires sociaux. Il a affirmé vouloir avancer « non dans la division, mais dans l’unité ». Autant pour les éléments de langage.

Les téléspectateurs auront surtout retenu l’image d’un Premier ministre incorrigible. Luc Frieden n’a ainsi pas voulu répondre à une question aussi simple que prévisible (et posée à trois reprises par la journaliste) : A-t-il fait des erreurs « sur la forme ou le fond » ? « Dat Wuert ‘Feeler’ ass eent, dat ëmmer subjektiv ass », répond Luc Frieden. Puis de rapporter une conversation téléphonique qu’il venait d’avoir « mam Vize-Premier » : « Hien huet mir gesot : Och zu Covid- an aneren Zäite goufen et Manifestatiounen. » Les syndicats ont très peu apprécié cette comparaison avec les « anti-vax » et leurs « marches blanches ». (Celles-ci avaient rassemblé au maximum 3 000 personnes pendant l’automne 2021.)

L’appel lancé par le président de l’UEL à ne pas participer à la manifestation a été largement considéré comme ridicule et contreproductif. (Patrick Dury lui a rendu la monnaie de sa pièce ce samedi, en le traitant de « marin d’eau douce » et l’opposant aux « véritables CEO » Joseph Kinsch et Michel Wurth.) Mais la charge décomplexée menée par Michel Reckinger contre l’OGBL, ouvertement qualifiée de « populiste de gauche », est symptomatique d’une phobie (voire d’une haine) des syndicats très répandue dans la bulle entrepreneuriale. Leurs lobbyistes s’en sont fait l’écho ces derniers mois. Les syndicats souffriraient d’un « problème massif de légitimation » (Christian Reuter, D’Handwierk), éprouveraient « des difficultés à mobiliser » (René Winkin, RTL-Radio) et mèneraient « une lutte pour survivre » (Michel Reckinger, 100,7).

Des voix plus discrètes au lendemain du 28 juin. La contre-offensive médiatique a été lancée avec davantage de doigté et de sang froid. Le directeur de la Luxembourg Confederation (l’ancienne CLC) s’est exprimé lundi matin au micro de Radio 100,7, reconnaissant le succès syndical pour aussitôt le relativiser : « Personnellement, je m’attendais à 40 à 50 000 personnes ». Mêmes éléments de langage chez le directeur de l’UEL, invité du journal de RTL-Télé : « La caravane est passée, les chiens ont aboyé ». Le LCGB et l’OGBL auraient fait « leur minimum syndical », ne mobilisant finalement que « trois pour cent de la population active et dix pour cent de leurs membres ». Un argumentaire patronal repris par le Wort qui, dans son éditorial de ce jeudi, parle d’un « eher mässiger Erfolg » et se demande « ob die Gewerkschaften sich nicht zu wichtig nehmen ».

Or, le fait est que la manifestation du front syndical marque une césure dans le mandat du gouvernement Frieden/Bettel. Elle est aussi une douche froide pour les organisations patronales qui avaient été euphorisées par la montée d’un des leurs au pouvoir. Le 28 juin a sonné le rappel aux réalités socio-politiques d’un pays où, jusqu’à preuve du contraire, on ne gouverne pas contre les syndicats.

« La question, ce n’est pas de remporter un succès. La question, c’est de transformer un succès en résultat. » C’est ainsi que Patrick Dury a résumé le défi syndical sur Radio 100,7. L’Union des syndicats tient de bonnes cartes. Mais elle risque de surjouer sa main. Dès lundi, elle a écrit une lettre au Premier ministre pour annoncer sa participation à la réunion du 9 juillet. Back et Dury comptent négocier en position de force, et posent d’entrée une série de « conditions ». La plus importante concerne leur core-business. Le gouvernement devrait ainsi donner « un engagement formel écrit » pour « confirmer » le monopole syndical dans les négociations collectives. Il devrait surtout s’engager à « abandonner » toute idée d’introduire des « accords d’entreprise » entre patron et délégués neutres. Pour Luc Frieden, ceci reviendrait à sacrifier une revendication centenaire des organisations patronales.

Pour l’instant, il doit surtout calmer le jeu. Même si les conditions syndicales compliquaient les négociations, on les aborderait « avec un esprit ouvert ». Mais il devrait d’abord se concerter avec son « équipe » gouvernementale. Par la voix de son directeur, Marc Wagener, l’UEL se montre horripilée par la « wish-list » syndicale, qu’elle considère comme « un affront » : « Ces tons martiaux sont un peu exagérés », lâche Wagener sur RTL-Télé. Mais il garderait espoir « datt mir dee bruit de fond do rauskréien ». Luc Frieden avait donné la consigne en interne : Il faudra évacuer les dossiers sensibles en première mi-temps de la mandature. Or, il s’est embrouillé dans un tel micmac que sa réunion du 9 juillet voit son ordre du jour surchargé, du droit du travail à la réforme des retraites. La « Houmass » (dixit Marc Wagener) apportera au mieux une baisse de la tension, avant les vacances d’été.

La Tripartite a été conçue comme une black box permettant à toutes les parties de garder la face. Luc Frieden a, lui, choisi une logique de confrontation pour laquelle il s’apprête aujourd’hui à payer le prix. Chaque concession qu’il fera aux syndicats sera interprétée comme une défaite. La pression s’exerce de toutes parts sur le Premier ministre : des syndicats enorgueillis, d’un partenaire de coalition évasif et d’un CSV indocile. Des fissures internes qui affaiblissent singulièrement sa position de négociation.

Laurent Zeimet a eu le sens du timing. Ce lundi matin, alors que Luc Frieden pansait encore ses plaies, le député-maire de Bettembourg a affiché la couleur sur RTL-Radio. Votera-t-il le projet de loi sur le travail dominical dans l’état actuel ? « Dat kann ech mir à ce stade schlecht virstellen ». Il aurait fallu écouter plus tôt le chef de fraction, Marc Spautz. Fils d’un pâtissier, Zeimet dit savoir à quel point le travail du dimanche pèse sur la vie familiale. (Son père a construit un réseau de boulangeries qui a fini par englober dix magasins et 120 salariés.)

Laurent Zeimet est le premier à se déclarer publiquement dans le « team Spautz ». « D’autres vont faire leur coming out », promet celui-ci, le lendemain au Tageblatt, sans donner de noms. Mais Zeimet se montre optimiste : « Es sind genug, damit die Regierung in der Chamber keine Mehrheit mehr hat ». Une phrase très dangereuse de la part d’un député de la majorité. En tant que président de la CSJ (2002 à 2004), Zeimet s’était déjà positionné contre Luc Frieden, dont il avait attaqué la « Lex Greenpeace ». En 2011, alors qu’il était journaliste au Wort, il avait conclu un éditorial par : « Gönnen wir den Parteien echte Querdenker. Schaden kann es auf Dauer nicht. » Pas sûr que sa fraction le voie de la même manière. Ce jeudi matin sur Radio 100,7, Zeimet a pudiquement évoqué les réactions internes : « Eenzel Kolleegen hunn dat gutt fonnt, anerer hunn dat kritiséiert. » Il sentirait « un certain mouvement » sur la question.

Luc Frieden tente de minimiser les discordances de plus en plus aiguës au sein de son parti. Le travail dominical ne serait qu’un point « parmi cent autres », dit-il au Tageblatt. « Bei 99,9 Prozent der Themen sind wir uns einig. » Une sortie pourrait passer par un accord interprofessionnel ou une négociation collective. C’est en tout cas la piste que privilégient les syndicats, le duo Spautz-Zeimet et le Conseil d’État. Le patronat du commerce appréciera moins. Mais comme Luc Frieden l’avait lâché il y a deux semaines dans l’émission « Background » : « Ce n’est pas le projet le plus important de la législature ». Le chef de fraction, Marc Spautz, se montre optimiste : On devrait réussir « fir déi Kou vum Äis ze kréien ».

Pendant ce temps, le ministre des Finances, Gilles Roth (CSV), peaufine l’individuation des impôts, son magnum opus politique (et grand cadeau électoral). Par la méthode, il a tenu à marquer sa différence avec le Premier ministre. Il a consulté très tôt les syndicats. Il s’est également montré très avenant envers les partis de l’opposition, qu’il a longuement reçus vendredi dernier, à la veille de la manifestation. C’est surtout avec le LSAP que l’ancien maire de Mamer soigne ses relations : « Mon cœur bat à gauche », a-t-il lancé en décembre dernier depuis la tribune parlementaire. Être calife à la place du calife : Gilles Roth cache à peine son ambition pour 2028. Le ministre des Finances compte parmi les vainqueurs discrets de la manifestation du 28 juin.

Bernard Thomas
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