La scène du Kulturhaus Niederanven s’éclaire doucement sur la mélodie jazzy de Tea for two, quand une femme hystérique tape dans le décor en passant les spectateurs et crie d’une voix hystérique « Mais ne savez-vous donc pas qui je suis ? », avec un accent belge très prononcé. Ainsi débute la mise en scène étonnante de Les règles du savoir-vivre dans la société moderne par Jérôme Konen, selon la réécriture par Jean-Luc Lagarce du manuel éponyme de la Baronne Staffe. Il s’agit d’un ouvrage dictant les codes du savoir-vivre et les conventions sociales en toute circonstance et pour tout événement de la vie. Lagarce n’avait introduit que peu de changements dans le texte original ou inséré quelques mots ça et là. Néanmoins, le texte original en devient ironique et se lit comme une satire des règles de bonnes manières.
Pari ambitieux que de construire une pièce de théâtre sur un manuel de réglementations, portée par une actrice seule sur scène, qui récite des règles comme on récite des codes de lois, sans artifices, ni rebondissements – mais pari réussi. Valérie Bodson apparaît sur scène en haillons, le visage sali, les cheveux gras et décoiffés. Ses dents noircies laissent s’échapper de petits gloussements de satisfaction à chaque fois qu’elle énonce correctement un article du fameux code du savoir-vivre. Grimaçant et avec une concentration extrême, ce petit bout de femme à l’allure grotesque et vulgaire tient à nous inculquer les bonnes manières. Là est tout le contraste entre le personnage qu’elle est et la grande dame qu’elle souhaiterait être.
Les débuts de la pièce ressemblent davantage à un one woman show qu’à une pièce de théâtre. À travers de longues tirades sont énumérés les cadeaux appropriés pour tous les événements importants de la vie – par ordre de préférence et de bon ton –, des listes de prénoms plus improbables et loufoques les uns que les autres, les codes à respecter lors des fiançailles et les réactions amusantes des familles impliquées si ces règles ne sont pas appliquées. Des anecdotes humoristiques viennent s’insérer au milieu des règles de bon ton, mais c’est surtout le personnage satirique et involontairement burlesque de la baronne, corrigeant sans cesse son élocution et sa posture, qui fait transparaître le second degré de l’écriture de Lagarce.
Au fil des récitations des règles du savoir-vivre, l’élocution du personnage s’améliore, le maniérisme exagéré disparaît, l’accent grossier s’atténue et les grimaces s’effacent peu à peu. L’évolution du personnage est habilement intégrée dans la pièce, progressant en même temps que les codes qui accompagnent les étapes de la vie, allant de la naissance jusqu’aux noces de diamant. La jouissance et la fascination pour toutes les convenances et les règles complexes de bonne conduite laisse place à une récitation de plus en plus blasée et hautaine de conventions à respecter. Le beau monde et le charme de la belle époque dépeint au début est devenu un ensemble de simples réglementations et de transactions d’affaires. À force d’apprendre par cœur les codes et de se forcer à les appliquer, la « baronne » rigolote et joviale est certes devenue experte en la matière, mais elle est aussi mécontente, vaniteuse et dépourvue de joie.
Le talent de Valérie Bodson se manifeste dans son étonnante capacité à passer avec succès – tout en gardant les mêmes vêtements sales et la même coiffure défaite – de la risible pauvrette à la dame élégante, mais suffisante et sarcastique, qui tourne au ridicule les innombrables règles de savoir-vivre. Se plier aux règles et respecter scrupuleusement l’étiquette, maîtriser les codes de savoir-vivre ne voudrait donc pas dire savoir vivre ?
Emmanuelle Ragot
Catégories: Théâtre et danse
Édition: 23.11.2012