Tango libre

Entrelacs

d'Lëtzebuerger Land du 30.11.2012

Alice, la belle Alice, vit-elle au pays des merveilles ? Dans la vie de cette infirmière à la sensualité à fleur de peau, il y a déjà trois hommes : Fernand (Sergi Lopez), son mari, Dominic (Jan Hammenecker), son amant, et Antonio (Zacharie Chasseriaud), son fils. Tout cela serait d’une banalité affligeante si les deux premiers, meilleurs amis dans la vie aussi, n’étaient pas ensemble en tôle, partageant même une cellule, pour un casse qui a mal tourné, avec mort d’agent de sécurité et tout le toutim. Alors Alice (Anne Paulicevich) leur rend visite en prison, ensemble, en même temps et en parallèle. Mais lorsqu’elle commence à prendre des cours du soir de tango, leurs vies à tous les quatre seront chamboulées – parce qu’Alice y découvre un autre moyen de vivre sa sensualité. L’homme avec lequel elle danse, JC (François Damiens), est immédiatement attiré par ce bout de femme tout en sentiments – sauf que, détail gênant, il est gardien à la prison dans laquelle sont enfermés les deux autres hommes, et le règlement interdit à ce célibataire maladroit et rigoriste tout contact privé avec des prisonniers ou proches de prisonniers. Mais le cœur a ses raisons,... tout ça.
Le réalisateur de Tango libre (une coproduction belgo-luxembourgeoise de Claude Waringo pour Samsa Film qui sort cette semaine sur nos écrans), Frédéric Fonteyne, dit dans une interview qu’il ne comprend rien aux femmes et que c’est pour cela qu’il les filme. Ici, il n’y a qu’une seule femme dans un monde entièrement masculin, et cette femme, c’est sa compagne dans la vie, Anne Paulicevich, qui a également coécrit le scénario avec Philippe Blasband. Tango libre est le quatrième long-métrage de Frédéric Fonteyne en quinze ans, après Max et Bobo (1997), Une liaison pornographique (1999) et La femme de Gilles il y a huit ans. Autant de films coproduits par Samsa, partiellement tournés au Luxembourg, et qui portent sa marque, celle d’une esthétique exacerbée, où le moindre détail du décor et des costumes est soigné par une équipe qui travaille comme une « famille » de cinéma : Virginie Saint Martin à la direction de la photographie, Carlo Thoss au son, Véronique Sacrez en cheffe décoratrice. Et là où La femme de Gilles pouvait sembler surfaite, la sauce prend ici, notamment aussi grâce aux décors réels de cette prison dans laquelle sont incarcérés Fernand et Dominic, une vraie prison en Pologne qui est encore utilisée et dont les murs transpirent la vraie vie.
Par amour pour Alice, donc, Fernand, le macho, veut apprendre à danser le tango, comme pour se rapprocher de sa femme qu’il ne retrouvera pas de sitôt, et cherche le contact avec un des codétenus argentins. Danser ? En prison ? Dans cet univers dominé par la testostérone, l’agressivité, les rapports de pouvoir ? On pense un instant à Divine, le spectacle que le chorégraphe Philippe Talard avait réalisé avec des détenus à Schrassig il y a dix ans, et puis non, ça n’a rien à voir. Ici, les détenus ne dansent pas par décret de la hiérarchie, mais par désir de liberté et d’indépendance – et en cela, le film a quelques ressemblances avec les acteurs amateurs de Cesare deve morire des frères Taviani. Le tango, expliquera l’Argentin à ses apprentis danseurs en prison, demande « alma y corazón » (de l’âme et du cœur), « el tango, muchachos, es la libertad ! » (le tango, les gars, c’est la liberté !) L’acteur qui incarne l’Argentin au regard menaçant n’est autre que Mariano « Chicho » Frumboli, danseur de tango argentin dans la vie, qui est considéré comme un des fondateurs du tango nuevo nous apprend le dossier de presse. Pendant des heures, ces hommes si virils vont apprendre et répéter leurs pas de danse, envers et contre tous les préjugés, par exemple des gardiens, qui leur lancent des « eh, les filles ! » sans équivoque. Et soudain, il y a de la sensualité, des rapports humains autres que ceux de la domination, des relations qui s’entrelacent comme ces jambes dansantes filmées en gros plan.
Le reste n’est que forme – voire formalisme, comme le lui reprocheront certains. Frédéric Fonteyne raconte cinq solitudes, cinq enfermements en parallèle : Antoine et sa musique qu’il écoute dans son casque lorsqu’il suit les escapades nocturnes de sa mère ; JC et son vieux poisson rouge, son unique compagnon ; Dominic et sa certitude de ne plus jamais sortir de cette prison ; Fernand et sa passion dévorante pour sa femme ; et finalement Alice, rêveuse et perdue, qui ne veut pas choisir.
Par son montage, souvent brillant (chef monteur : Ewin Rijckaert), Frédéric Fonteyne souligne les parallélismes des vies de chacun, voire la simultanéité de leurs gestes et de leurs actes. Tout dans Tango libre indique un destin commun des personnages. S’il n’y avait pas cette fin catastrophique, qui fait virer le film vers la comédie lourdingue, Tango libre serait une ode à l’amour et à la liberté, un régal esthétique à vivre dans son fauteuil de cinéma.

josée hansen
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