À cause de la petite dimension du grand-duché, l’autonomie relative des champs et leur spécialisation, tout comme celle de leurs agents, était peu développée jusqu’à la fin du XXe siècle. En s’autonomisant, la recherche qui avait été longtemps un sous-champ d’un grand champ culturel généraliste dominé par les professeurs de lycée, va se donner de nouvelles règles de recrutement, d’évaluation et aussi de communication, donc d’utilisation des langues. Les lignes qui suivent vont montrer l’action du Fonds national de la recherche (FNR) comme vecteur du changement linguistique dans le champ scientifique1.
Nous laisserons les juristes décider si la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues, notamment l’article sur les requêtes administratives qui peuvent se faire, selon le choix du citoyen, en français, allemand ou luxembourgeois, s’applique aussi au FNR, un établissement public jouissant certes de l’autonomie financière et administrative, mais placé néanmoins sous la tutelle du ministre de la recherche. Le fait est qu’au début de ses activités, à l’instar de l’administration publique luxembourgeoise, la langue de travail du FNR était le français pour l’écrit et le luxembourgeois pour la communication orale interne. Cette administration était cependant confrontée au niveau international à des institutions partenaires comme l’European Science Foundation utilisant l’anglais comme langue de communication et à une communauté scientifique de plus en plus cosmopolite au Luxembourg où l’anglais devient de plus en plus présent, surtout dans les laboratoires de sciences naturelles.
L’utilisation des langues dans les rapports d’activité annuels du FNR est un reflet du glissement progressif vers l’anglais. Le premier rapport de 2000 (publié en 2001) était entièrement rédigé en français. Dès la deuxième année une présentation succincte en anglais est ajoutée. Une pratique qui sera répétée pour les rapports 2002 et 2003. Le rapport 2004 sera accompagné d’un résumé en anglais dans un fascicule séparé. Le rapport 2005 est le premier ayant deux versions, l’une française, l’autre anglaise, cette dernière étant la plus complète. À partir du rapport 2006, celui-ci ne sera plus publié qu’en anglais. Dans le chapitre sur la comptabilité, une note renvoie cependant vers un document comptable en français qui serait seul exécutoire (« legally binding »). Cette note sera reprise textuellement l’année suivante, mais aura disparu dans le rapport de 2008 et avec elle toute trace de la tradition francographe de cette administration grand-ducale.
Langue(s) du rapport annuel du FNR :
2000 seulement en français
2001 français avec présentation succincte en anglais
2002 français avec présentation succincte en anglais
2003 français avec présentation succincte en anglais
2004 français avec présentation en anglais et résumé anglais séparé
2005 français et anglais
Depuis 2006 seulement en anglais
Pour déceler les mécanismes qui président au glissement dans l’utilisation des langues par le FNR, nous allons nous tourner vers la première grande manifestation publique en octobre 2000 qui réunissait tous les stakeholders, les parties prenantes, de la recherche au Luxembourg. Ce néologisme utilisé dans les études managériales désigne toutes les personnes, mais aussi les institutions qui portent un intérêt légitime à un projet. À ce moment-là, ce terme mettait en lumière un des clivages majeurs dans la communauté scientifique en pleine mutation. Il opposait ceux qui, rompus aux programmes de financement nationaux et internationaux, en étaient familiers à ceux qui allaient seulement le découvrir tout en se moquant de ce barbarisme.
Le 18 octobre 2000 le FNR avait donc réuni tous les stakeholders autour du thème « Visions pour la recherche au Luxembourg » pour discuter de l’orientation future de sa politique. Cette réunion avait été annoncée par un programme rédigé entièrement et uniquement en français. Même les titres des conférences de deux experts irlandais étaient en français, avec la mention entre parenthèse qu’elles seraient données en anglais. La journée débuta par un discours de la ministre de tutelle fait en français dont la version écrite sera publiée dans Luxem[-]burger Wort du 20 octobre 2000 – en langue allemande pour la rendre accessible au grand public. De même les trois discours suivants sont prononcés en français.
L’orateur suivant était le président du conseil scientifique, un Luxem[-]bour[-]geois, professeur dans une université allemande. Son parcours (Japon, Australie, Kenya) l’a éloigné des repères francophones et conduit dans un contexte où il n’est pas habitué à pratiquer régulièrement le français. Son français hésitant et maladroit détonnait par rapport à celui des orateurs qui l’avaient précédé, au point de mettre mal à l’aise au moins une partie de l’audience. Non pas parce qu’il écorchait la langue de Molière – un germanophone natif aurait eu droit à la reconnaissance du public pour l’effort fourni, interprété comme révérence à l’indépendance du Luxembourg –, mais parce qu’en tant que Luxem[-]bour[-]geois il faisait en quelque sorte figure de renégat culturel et linguistique.
D’ailleurs l’effort fourni pour se plier à la norme était tangible. On se croyait revenu au lycée des années 1950, décrit par Fernand Hoffmann, où la langue française était utilisée comme « Knebel (zur) kommunikativen Ent-mündigung » (« Da kënnen se net erëmmaulen ! ») et pour que les réunions de service des professeurs duraient moins longtemps2. Les deux hôtes irlandais venus pour parler de la recherche en Europe n’avaient pas la hantise de l’hypercorrection et parlaient anglais avec un accent qu’ils arboraient avec un naturel déconcertant pour des Luxem[-]bourgeois habitués à se soumettre à la norme du français de Paris.
L’après-midi le président du conseil scientifique devait diriger la discussion plénière sur les nouvelles directions pour la recherche au Luxem[-]bourg. Il commença en français, mais seulement pour s’excuser de sa maîtrise défaillante de cette langue et ensuite il continua en anglais. Les deux prochains intervenants, des Luxembourgeois, lui répondent en anglais. La glace est brisée, la suite des débats se fera dans les deux langues, environ moitié en français et moitié en anglais. Ce seront surtout les chercheurs en sciences naturelles qui utiliseront l’anglais, parmi eux aussi de nombreux Luxem[-]bourgeois. Les « anciens », surtout les professeurs de l’ex-Centre universitaire, brilleront par leur français académique.
Fort de son capital dans le champ scientifique international, mais aussi grâce à son aisance en anglais, le président du conseil scientifique a su inverser le rapport de force linguistique en faisant de l’anglais la langue de communication naturelle du débat sur l’orientation future de la recherche au Luxembourg. En donnant la parole (en anglais) à des chercheurs qui, sans cette autorisation implicite, ne se seraient peut-être pas exprimés ou certainement moins bien exprimés (en français), il contribua à changer les règles du marché linguistique particulier au champ scientifique.
L’interlocuteur institutionnel de la recherche luxembourgeoise ne peut être que la scientific community (anglophone) et non une administration – plus francographe que francophone – du Luxembourg. Voilà pourquoi le président n’a pas dû imposer l’anglais, c’est le choix qui s’imposait à lui et à tous les autres
Si l’on voulait identifier d’autres étapes dans l’évolution de l’emploi des langues par le FNR, on pourrait mentionner un exercice de prospective pour déterminer son orientation future appelé Foresight Exercise, qui a commencé en 2006 et était mené exclusivement en anglais. Core, un nouveau programme pluriannuel de financement qui en est le résultat, débuta en 2008 avec une réunion de présentation uniquement en anglais, où aucun chercheur n’a osé prendre la parole en français. Dans la foulée, l’anglais est devenu la langue principale pour l’écrit du FNR. L’argument avancé pour exiger la rédaction de propositions de projets de recherche en anglais est celui de l’évaluation par des experts internationaux. La rédaction en français ou en allemand limiterait le champ de recrutement de ceux-ci.
Cette décision semble avoir été contestée comme le montre le courriel suivant du 28 février 2008 envoyé aux candidats potentiels pour soumettre une demande de financement dans le cadre du programme Core : « Dear Researchers. The FNR would like to give further clarification of the language rule for pre-proposal (and proposal) submission. Applications should preferably be drafted in English. In fields where the standard scientific language is either French or German, applications may also be drafted in one of these languages. (…) All projects in Law may be drafted in French or German (…) The FNR recognizes that the standard scientific language could be French or German in some fields of the Humanities and Social Sciences (e.g. Finance, Economics should still be in English). »
Le lecteur attentif remarquera que même dans les domaines où le français et l’allemand sont considérés comme la « langue scientifique standard », leur utilisation est tout au plus tolérée tandis que l’anglais reste toujours recommandé. Au Luxem[-]bourg, le Droit étant un domaine où tous les textes et doctrines sont en français, le fait de mettre ici l’allemand et le français à pied d’égalité constitue une dénégation du statut de langue juridique et législative dont bénéficie le français par la loi de 1984. Tous les formulaires et leurs guidelines sont désormais en principe unilingues anglais. Seules exceptions : les mesures pour la « promotion scientifique » s’adressant à un public élargi (organismes culturels, lycées, asbl, etc.). Le site du FNR reste bilingue anglais-français, avec cependant l’anglais comme langue par défaut. L’allemand fait son apparition seulement dans de rares exceptions ciblant la presse ou les lycéens.
Le champ scientifique au Luxem[-]bourg n’a pu se créer qu’en s’autonomisant de l’administration publique, donc aussi de ses règles linguistiques et l’anglais est devenu entre temps l’attribut emblématique de la science pure et dure et son usage préférentiel le dénominateur commun des nouveaux venus dans le champ scientifique luxembourgeois. Une fois reléguée au second plan dans le champ scientifique, la langue française perd par ricochet du terrain dans l’enseignement supérieur où les enseignants fondent leur légitimité sur la recherche et dans l’enseignement secondaire (généraliste) supposé préparer à l’université.
Cette dynamique est freinée parce que l’enseignement secondaire doit aussi tenir compte des élèves se destinant à une carrière dans l’administration étatique francographe du Luxem[-]bourg ou à des études en France, mais la valorisation de l’anglais, symbole de modernité et emblème des jeunes élites luxembourgeoises, qui en découle, ne peut conduire qu’à la dévaluation du français, plus précisément à la perte de son statut de langue de prestige et, à terme, de langue de sélection dans le système scolaire national.