d’Lëtzebuerger Land : Vous êtes le seul ministre du gouvernement DP-LSAP-Verts à n’avoir qu’un seul portefeuille. Est-ce tellement de travail que d’être ministre de la Justice ? Vos prédécesseurs avaient toujours plusieurs compétences ministérielles parallèles...
Felix Braz : Je suis très content qu’il en soit ainsi. Le ministère de la Justice est très vaste et beaucoup de travail m’y attend. Cela en dit long, que le gouvernement accorde tellement d’importance aux réformes qui pourront être lancées à partir d’ici. Et je dois dire que les réactions que j’ai eues jusqu’à présent, que ce soit de la part de la magistrature, des avocats ou de l’administration elle-même, ont été extrêmement positives : ils sont reconnaissants d’avoir un ministre qui soit entièrement disponible. La Justice fait des textes qui touchent directement à la vie des gens, il est nécessaire de les discuter largement en amont.
Vous n’êtes pas juriste de formation – enfin, vous aviez bien entamé des études de droit, mais vous les avez interrompues pour vous orienter vers le journalisme, puis la politique en tant que professionnel. Est-ce que cela pourrait constituer un problème pour négocier avec les professionnels de la Justice ?
Ce qui est certain, c’est qu’il faut avoir des compétences en droit pour comprendre les enjeux et le fonctionnement de l’État. Mais le ministre n’a pas vocation à être le meilleur juriste de la maison. Je suis un homme politique, ma place ici est politiquement légitimée et je prends des décisions politiques, que je dois pouvoir justifier devant mes électeurs. À nos fonctionnaires par contre de préparer les textes, et nous avons des juristes de très haut niveau pour cela. Donc, non, je ne crois pas qu’il faille être juriste pour être ministre de la Justice. D’ailleurs, c’est le seul domaine dans lequel on pose cette question : on ne demande pas au ministre des Sports d’être un sportif de haut niveau ou au ministre de la Santé d’être médecin. Avant moi, Colette Flesch, pour laquelle j’ai un profond respect, n’était pas juriste non plus, et si on disait de moi autant de bien dans vingt ans qu’on dit d’elle, je serais heureux. Le fait de ne pas être directement issu du milieu juridique peut aussi constituer un avantage : je ne vais pas devoir y retourner non plus, cela me confère une certaine liberté d’action. Et puis, je ne suis quand même pas complètement néophyte : j’ai commencé des études de droit et j’ai été durant dix ans membre de la commission juridique à la Chambre des députés, ainsi que de celle des Institutions. Enfin, tout ce que je demande, c’est qu’on regarde mon travail et qu’on juge d’ici cinq ans.
La coalition DP-LSAP-Verts est sortie de la profonde crise des institutions qui a secoué les fondements de l’État de droit l’été dernier, avec l’affaire Juncker / Srel le 10 juillet, qui a mené aux élections anticipées, et avant cela, l’affaire Frieden / enquête Bommeleeër, discutée le 13 juin au Parlement, où vous avez tenu votre premier discours d’homme d’État, sur les risques des tentatives de prise d’influence du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire. Ces affaires expliquent-elles le fait que les questions de modernisation de l’État, notamment par le biais de réformes juridiques dans différents domaines, mais aussi sur les grands principes, comme notamment l’indépendance de la Justice, sont exprimées de manière si détaillée et volontariste dans le programme de coalition ?
Cette coalition est effectivement née des impressions du 13 juin et du 10 juillet, qui indiquaient clairement qu’il y avait de profonds problèmes dans le fonctionnement de l’État. Donc oui, nous avions cela constamment en tête lorsque nous avons discuté notre programme politique et c’est pour cela que nous y avons inscrit de grands principes, comme l’importance d’assurer l’indépendance de la magistrature par rapport au pouvoir politique ou l’introduction d’un Conseil national de la Justice et d’une Cour suprême. Bien sûr, ces réformes, nous allons les faire sur la base du travail accompli par mes prédécesseurs, notamment le travail de François Biltgen sur les nouveaux organes judiciaires. Mais nous allons nous baser sur ses textes, et surtout sur les réflexions déjà menées, par exemple, dans les commissions juridique et des Institutions du Parlement. Je suis étonné d’entendre Jean-Claude Juncker nous reprocher de nous baser sur ces travaux, c’est le contraire qui aurait été étonnant et critiquable : de tout recommencer à zéro.
Donc vous cherchez, vous aussi, la discussion avec le milieu juridique ?
Certainement. Les prochaines semaines de travail, je les consacrerai à voir tous les acteurs – et à aller les voir chez eux, j’y tiens, dans leurs contextes et cadres respectifs. Ce seront de vraies rencontres, d’une demi-journée ou plus, pour avoir un vrai échange, pas seulement des visites de courtoisie. Durant la première semaine, j’ai reçu la médiateure, parce qu’il y avait une urgence sur un dossier précis – d’ailleurs, nous allons attribuer plus de compétences à ce service. Et aujourd’hui (lundi, jour de l’entretien, ndlr.), j’ai réservé ma soirée au procureur général d’État Robert Biever, avec lequel nous allons discuter très librement et exhaustivement tous les sujets qui s’imposeront à l’avenir. Après, j’irai à Esch, à Diekirch, à Luxembourg, et une de mes première visites, je la prévois au centre pénitentiaire de Schrassig, où il y a de nombreux défis, ce sera une de mes premières priorités.
Justement, les Verts ont toujours prôné une approche « humaniste » en matière d’exécution des peines. Pourtant, la coalition, tout en soulignant qu’elle considère « le recours à la prison comme peine de dernier ressort », maintient le projet d’un deuxième centre pénitentiaire à Sanem. Peut-on être un ministre de la Justice humaniste ?
Oui. Je l’espère, en tout cas. Il n’est ni nécessaire ni utile d’être un hardliner en tant que ministre de la Justice ! Au fond, la justice doit avant tout être juste. Pourquoi une maison d’arrêt ? La prison de Schrassig est tout simplement surpeuplée, ce qui est devenu intenable. Les prévenus et les détenus y sont mélangés, nous devons y remédier au plus vite, voilà pourquoi le centre de Sanem est si urgent. En raison de la surpopulation, il n’y a plus guère de place pour réaliser des programmes de réinsertion sociale avec les détenus, des mesures qui sont pourtant essentielles si nous voulons améliorer les chances d’insertion des condamnés et agir contre la récidive. D’ailleurs, nous ne disposons aujourd’hui pas de chiffres fiables sur la récidive, il faudra les établir rapidement.
Puis je voudrais souligner qu’humanisme n’est pas synonyme de laxisme : un ministre de la Justice doit faire en sorte que les droits des citoyens soient respectés partout dans le pays de la même manière, les droits des victimes autant que les droits des condamnés. Il ne s’agit pas de compassion non plus : les prisonniers ont des droits, ils sont consignés dans les textes légaux et dans certaines chartes internationales : bien qu’un certain nombre de leurs droits aient été limités du fait de leur emprisonnement, par exemple celui de la liberté de mouvement, ils en gardent d’autres, que je dois défendre.
C’est pourquoi vous voulez chercher d’autres pistes aussi, des peines alternatives à l’emprisonnement, comme par exemple le port du bracelet électronique – qui est également discuté depuis plusieurs années déjà...
Je n’aime pas tellement le terme de « peine alternative », parce qu’on le comprend souvent comme « alternative à la peine ». Or, ce n’est pas ça, il s’agit toujours d’une peine sur base d’une décision de justice et non d’un cadeau à un condamné. Je voudrais discuter l’application de ces peines avec un esprit ouvert et voir lesquelles sont utiles à la société entière, comme par exemple aussi des travaux d’intérêt public.
Une des grandes nouveautés annoncées dans le programme de coalition est la possibilité de faire des « actions de groupe », ce que les Américains appellent « class action », avec la volonté d’une plus grande participation citoyenne. Qu’en attendez-vous ?
L’intérêt des actions de groupe est que certaines infractions puissent être jugées devant les tribunaux, notamment en matière de protection des droits des consommateurs. Parfois, une personne seule peut se sentir trop faible pour avoir une chance contre, disons, une multinationale. Ensemble, plusieurs plaignants auront plus de chances de pouvoir réellement défendre leur point de vue. C’est un aspect de notre système de droit que nous devons améliorer. Le droit est une construction historique qui évolue en permanence, mais lentement. Notre Code civil remonte au Code Napoléon, certains principes sont devenus des acquis et d’autres peuvent être modernisés. Mais on le fait à petit pas pour ne pas ébranler les équilibres nécessaires de la construction.
Depuis des années, c’est devenu une rengaine récurrente dans les rapports annuels de la Justice, les procureurs et les présidents des différents tribunaux demandent plus de moyens, notamment humains – plus d’enquêteurs, plus de juges... – pour que la Justice puisse travailler à peu près convenablement. Aurez-vous les moyens de le faire, en temps d’austérité ?
La réponse à cette question n’est pas simple. Ces interlocuteurs ont certainement raison, il y a une limite à ce qui peut être fait avec les moyens actuellement disponibles. Il ne faut pas perdre de vue que la population augmente, tout comme le nombre de travailleurs frontaliers, et il est évident que l’administration ne peut pas avoir de plus en plus de travail sans augmentation de moyens. Ce gouvernement en est conscient et veut développer l’administration, lui accorder plus de personnel là où il y a pénurie, mais de manière raisonnée, et j’espère que la Justice sera parmi ceux qui pourront engager de nouveaux fonctionnaires. Nous devons voir quelles sont les plus grandes priorités et faire en sorte qu’elles soient résolues. Mais je souhaite aussi souligner qu’il y a une marge certaine pour réaliser des améliorations structurelles et des augmentations en efficacité, avec des réformes bien pensées.
En tant que ministre de la Justice, vous pourrez aussi largement influencer d’autres domaines politiques, notamment des réformes sociétales : vous annoncez le mariage pour tous, la réforme du droit d’adoption, de l’avortement, avec la transformation de la deuxième consultation en consultation facultative... Pourtant, ces réformes-là étaient aussi annoncées par le CSV, et l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker s’est dit d’accord avec toutes à la Chambre des députés la semaine dernière... Où reconnaît-on encore la griffe « libérale »de cette coalition ?
Peut-être qu’on n’a plus reconnu le CSV sur ces questions ? Plus sérieusement, je suis content du fait qu’au Luxembourg, on ait connu ces dernières années un consensus plus large que dans d’autres pays européens sur les questions sociétales comme, par exemple, le mariage pour tous. Dans l’opposition, j’ai toujours soutenu les lois qui allaient dans la bonne direction sur des points essentiels, comme par exemple celle sur l’immigration, même si j’étais conscient qu’elles étaient perfectibles. Mais au moins, on avançait sur certaines questions cruciales pour nous. Vous savez, les Verts défendent depuis trente ans, depuis leurs débuts, une position ouverte, volontariste, libérale mais aussi inclusive en matière de droits des femmes, par exemple, ou encore des droits des minorités. Que ces positions soient devenues majoritaires aujourd’hui est une bonne chose, et que le CSV, par la bouche de Jean-Claude Juncker, promette qu’ils vont soutenir ces réformes, est encore une bonne chose. Nous allons leur rappeler, s’il le faudra, leurs promesses le moment venu.
Le droit de la famille a besoin d’un bon coup de balai aussi : comme vos prédécesseurs, et comme le demandent les ONG de protection de l’enfance, vous comptez introduire un Juge aux affaires familiales et réformer l’autorité parentale, réfléchir à la garde alternée, abolir les différences entre enfants naturels et légitimes... Quelles sont vos priorités dans ce domaine ? Allez-vous enfin débloquer ces dossiers ?
Toutes ces réformes sont discutées depuis longtemps – et liées entre elles. À commencer par la réforme du mariage, puis celle de la filiation, de l’autorité parentale, de l’adoption ou encore celle du divorce. Je voudrais avancer dans ce domaine, parce que ce sont des sujets qui touchent les familles dans leur quotidien. Beaucoup de choses ont changé ces dernières décennies. La famille d’aujourd’hui n’est plus celle d’il y a trente ans, il faut s’adapter sans fausses considérations morales, qui ont été, je crois, une des raisons du blocage. Il faut qu’un divorce résolve plus de problèmes qu’il n’en crée par exemple, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui !
Est-ce que vous vous êtes donné un calendrier pour réaliser les différentes réformes ? Quelles sont vos priorités ?
Je souhaite avancer d’un pas soutenu, certes, mais je ne me suis pas imposé de calendrier. Tout simplement parce que nous ne savons pas encore dans quel dossier nous allons pouvoir avancer d’abord. Toutefois, je voudrais souligner que ma priorité est avant tout de ne pas ouvrir de nouvelles fissures sur les questions de société, c’est très important pour moi. C’est pourquoi je voudrais que nous prenions le temps qu’il faut pour discuter les questions sur lesquelles de telles failles idéologiques risquent de s’ouvrir. La recherche d’un large consensus commence au moment de la genèse d’une décision. Je m’engage pour une société plus juste, respectueuse des différences dans laquelle aucune idéologie ne s’impose aux autres, où tous les citoyens puissent coexister dans le respect de la liberté de l’autre. Faire des lois qui garantissent cela prendra le temps que cela prendra.