Une tour de cartons se dresse devant les quatre femmes, les filles de l’écrivain Edmond Dune (de vrai nom Hermann, 1914-1988), visiblement émues. Les cartons contiennent des manuscrits inédits de pièces de théâtre achevées ou non, de poèmes, le tapuscrit d’un roman inédit, Les Hasards de Paris, dont les Cahiers luxembourgeois avaient publié des extraits après la mort de l’écrivain, ou encore sa correspondance avec José Ensch ou avec Marcel Noppeney. Nous sommes vendredi 15 octobre, une cérémonie peu commune a lieu dans une des salles vaguement stériles du ministère de la Culture. En présence de la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), et de la directrice du CNL, Germaine Goetzinger, les quatre sœurs signent à cette occasion la donation du fond d’archives de leur père au Centre national de littérature. « Maintenant tu es officialisé », a conclu Françoise Hermann-Le Bourhis, s’adressant à son père, après un discours où elle expliquait que la remise des archives au ministère de la Culture et au CNL allait permettre des travaux scientifiques, une biographie peut-être, ou un livre de correspondances. Car en effet, à partir de l’année prochaine, les éditions Phi, sous la direction du CNL, publieront, en quatre tomes – un par an (poésie, théâtre, prose, correspondance) – les œuvres complètes d’Edmond Dune. Notre patrimoine littéraire s’en trouvera sans doute enrichi.
Et comme l’a ensuite dit la ministre de la Culture, « plus le patrimoine est riche, plus il y a des choses à découvrir sur un pays » (tautologie, s’il en est). Mais, s’il est évident que les rééditions scientifiques (genre « La Pléiade », collection tout à fait recommandable publiée par Gallimard) peuvent largement contribuer à l’enrichissement du patrimoine et à la notoriété des auteurs dont l’œuvre est d’une qualité, comme l’a encore précisé la ministre, « outstanding, pour le Luxembourg » – il n’est d’ailleurs pas très clair si cette dernière remarque soit à prendre comme un faux compliment ou comme une vraie insulte –, n’oublions pas qu’il y a un important travail, qui ne s’arrête pas aux habituelles annotations, commentaires et analyses, derrière toute œuvre rééditée à partir d’archives littéraires : un travail de conservation, de sauvegarde, d’inventoriage, de classification, de mise en valeur. Il s’agit de rendre accessible une œuvre aux chercheurs et à la communauté scientifique.
Et voilà une des grandes missions du Centre national de littérature de Mersch. Les archives littéraires du Luxembourg se trouvent au dernier étage de la Maison Becker-Eiffes, la maison annexe du CNL depuis deux ans, dans une vaste salle à la température toujours constante de 16° C, au taux d’humidité entre 50 et 60 pour cent, et dont les murs et le toit sont faits de plaques en béton qui protègent contre le feu. Un imposant nombre de boîtes, d’un noir comme moucheté de gris, s’y trouvent parfaitement rangées dans des armoires d’archives coulissantes. Ces boîtes, désacidifiées, sans formaldéhyde, sont fabriquées par une entreprise allemande de l’ex-RDA (ils savaient s’y prendre, dira-t-on). Elles contiennent de petits tiroirs, qui eux contiennent des fardes (désacidifiées elles aussi), qui contiennent, à leur tour, non seulement des manuscrits et lettres des auteurs, mais également des contrats de publication, des notifications de prix littéraires, ainsi que des documents privés ou biographiques, tels des photos, des diplômes, des cartes postales, des livres dédicacés, voire même des passeports, des petits dessins ou autres objets personnels (la machine à écrire de Marcel Noppeney par exemple) provenant de diverses collections ou de contributions de la famille de l’auteur.
Voilà le résultat d’un véritable travail de Sisyphe : il faut dater, trier, classer, regrouper le nouveau matériel avec ce qu’on a déjà, surtout en ce qui concerne la correspondance d’un auteur, il faut parfois restaurer, déchiffrer, retranscrire. En 2005, le CNL comptait 250 fonds d’auteurs, mais ce nombre va grandissant1 Aujourd’hui, à peine cinq ans plus tard, il y en a plus de 300. Quelques semaines avant celles d’Edmond Dune, m’informe-t-on, les archives de José Ensch sont entrées au CNL. Sagement rangées dans des boîtes en carton ordinaires, elles attendent qu’on s’en occupe.
Précisons cependant que tous les auteurs dont le CNL possède un fonds d’archive ne sont pas morts, comme on risquerait de le croire. Certains écrivains envoient déjà de leur vivant des documents aux archives, le plus souvent des manuscrits de livres publiés dont ils veulent se défaire sans toutefois vouloir les brûler, se réservant parfois le droit d’interdire leur accessibilité au public. Le CNL possède par exemple un fonds Georges Hausemer ou même Claudine Muno.
Mais ce n’est pas tout : lesdites archives contiennent également des dossiers suspendus sur des individus (journalistes, critiques, etc.) et des institutions (éditions, journaux, etc.) ; toute une section de matériel audiovisuel, du DVD à la désuète cassette ; une section d’art avec des affiches et posters d’expositions ou d’événements littéraires ; une collection assez complète de tous les suppléments littéraires des journaux luxembourgeois, comme l’« Ex-libris » de feu le Gréngespoun (aujourd’hui Woxx) ou le « Bücher-Livres » du Tageblatt.
Pour une nation qui n’en finit pas de chercher son identité ou de vouloir se démarquer de son voisin trop envahissant sur le plan culturel, la constitution d’archives littéraires (aussi soigneusement dégagées) est une nécessité et un luxe que ne peuvent pas toujours s’offrir lesdits voisins. Le CNL semble posséder tout ce qu’on a jamais écrit au Luxembourg et sur le Luxembourg. Rares sont les pays qui peuvent en dire autant. Il est maintenant aux chercheurs d’investir les locaux. Depuis que la « Luxemburgistik » est devenue une discipline scientifique universitaire, ils sont apparemment de plus en plus nombreux.