Le Chat Machine, 40 millions

d'Lëtzebuerger Land vom 27.06.2025

La semaine passée, le Premier ministre s’est payé un rafraîchissement d’image en signant un partenariat avec le champion européen de l’intelligence artificielle générative, Mistral AI. La photo d’illustration sur gouvernement.lu met en scène une conversation enjouée entre Luc Frieden, 61 ans (sans cravate), et Arthur Mensch, 32 ans (avec cravate). Le CEO de cette entreprise phare de la French Tech, valorisée six milliards d’euros, intervenait le même jour au grand raout entrepreneurial Nexus, largement soutenu financièrement par la main publique. Le moment de la signature s’est révélé opportun. Luc Frieden venait de s’effondrer au Politmonitor, précédant dorénavant d’un petit point la cheffe de file des écologistes, Sam Tanson. Il serait question d’un problème de packaging, mais pas de contenu, selon le camarade Marc Spautz sur RTL Radio. Cocasse que le dernier représentant de l’aile sociale du CSV défende le premier responsable de la crise du dialogue social. L’approche néo-libérale du chef du gouvernement conduit cette semaine l’ensemble des syndicats dans la rue (celui des fonctionnaires se désolidarisant néanmoins de ceux représentants les salariés du secteur privé et paraétatique).

Le communiqué officiel parle d’un « partenariat stratégique visant à renforcer l’innovation technologique et à promouvoir le développement et l’adoption de l’intelligence artificielle au Luxembourg ». Dans ce cadre, « Mistral AI ouvrira des bureaux au Luxembourg et contribuera à la création d’emplois qualifiés au Luxembourg », poursuit la communication du gouvernement. Dans un entretien avec Paperjam (dont l’éditeur coorganise le salon Nexus), Julien Mensch parle d’une équipe de cinq personnes pour démarrer. La presse salue la bonne pêche. « Le pays reste visiblement attractif pour les investisseurs étrangers », note l’éditorialiste du Quotidien vendredi. Les services du ministre de l’Économie, Lex Delles (DP), ont annoncé la veille l’arrivée prochaine d’une filiale de Blue Origin, l’entreprise spatiale de Jeff Bezos, patron d’Amazon, qui apprécie manifestement le climat (des affaires) luxembourgeois.

Le « partenariat » entre le gouvernement et Mistral AI sert de vitrine à l’entreprise parisienne. Face à Paperjam, Julien Mensch relève que les Américains « flèchent beaucoup plus la demande publique », qu’il « faut de la commande publique » pour que les entreprises européennes de la tech’ « passent à l’échelle » (comme si la généralisation de l’IA devait s’ériger en objectif inéluctable). « Ce que nous faisons aujourd’hui avec le Luxembourg, c’est un excellent témoignage de ce qu’il faudrait faire à l’échelle européenne », conclut Mensch. Accessoirement, Mistral AI prestera un service pour le gouvernement. « La seule entreprise européenne qui produit un vrai modèle d’avant-garde », commente le directeur du CTIE, Patrick Houtsch, face au Land. L’entreprise française déploiera ses logiciels pour l’administration publique avec, pour commencer, la mise en œuvre de son chatbot, baptisé « Le Chat » au profit des agents de l’État. D’autres projets suivront, dont notamment le projet phare 4LM, dont l’objectif est double selon le gouvernement. Le recours à Mistral AI devrait permettre en premier lieu d’améliorer l’accès à l’information juridique (Legilux) pour les usagers, notamment grâce à des traductions automatiques ou des résumés simplifiés. Il soutiendra aussi les secteurs public et privé « dans la rédaction législative, l’analyse réglementaire et l’automatisation des démarches de conformité ». Le secteur financier, qui se plaint de la charge règlementaire, notamment en compliance, y verra un intérêt. Les données resteront également sur le territoire luxembourgeois dans une volonté de préservation de la souveraineté.

Quel est le coût de ce « partenariat » servant aussi au Premier ministre de « vitrine » ? « Comme c’est le cas dans la plupart des contrats commerciaux, les clauses liant les parties sont par nature confidentielles », répond le ministère d’État. 39,5 millions d’euros (HTVA) sur cinq ans, lâche le CTIE qui se réfère à la procédure de marché négocié qui a été ouverte. (Il s’agit là de la seule partie administrative. Mistral AI a également signé un accord dans le domaine de la Défense.) Patrick Houtsch explique qu’il n’est pas question ici « de remplacer l’humain, mais de s’adjoindre un outil ». Contactée par le Land, la CGFP voit d’un bon œil le recours à l’IA pour rendre les services publics plus efficaces, mais le « seul syndicat représentatif au niveau national dans la fonction publique » regrette de ne pas avoir été impliqué dans la procédure : « Cela prouve une fois de plus que le gouvernement n’accorde aucune importance à un véritable dialogue social ». La CGFP entend donc intervenir auprès du gouvernement « afin d’être informée dans les plus brefs délais ».

Pierre Sorlut
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