En général, on est emporté de façon intellectuelle par les mises en scène de Krzysztof Warlikowski – on reconnaît désormais son univers, lourd, lourd de sens et baigné dans les fantasmes et les perversités – autrement dit, les tabous humains. On se souvient, au Grand Théâtre, la saison dernière, d’une version d’Un Tramway nommé Désir expressément trash, d’un chaos enivrant – à la limite du malaise physique aussi bien auprès du public qu’auprès des acteurs, notamment Isabelle Huppert, incarnant une Blanche, étrangement jeune et dévergondée, parce que dépressive et écorchée. Voilà, l’univers de Warlikowski – la réalité transcrite au théâtre, souvent dissimulée derrière une vitre et recomposée à travers un labyrinthe, histoire de se perdre pour mieux s’y retrouver. Une réalité warlikowskienne avec tout ce qu’elle comporte de tortueux et de nauséabond, mais aussi de sacré et de spirituel.
Dans Contes africains d’après Shakespeare, Warlikowski joue avec notre intellect mais aussi, terriblement, avec nos émotions. Il propose en langue polonaise surtitrée, un assemblage shakespearien, incarné par les héros, Othello, le Roi Lear et Shylock du Marchand de Venise. À cela, il imbrique savamment des textes contemporains, de Wajdi Mouawad et de J.M.Coetzee, brillants de lucidité, qui permettent sans doute de lever l’opacité sur Shakespeare et le confronter à nous et notre réalité. Warlikowski laisse la parole aux femmes, souvent muettes au XVe siècle. Contes africains d’après Shakespeare est un spectacle long (cinq heures avec deux entractes), peut-être un réel spectacle de cruauté qui permet au public de souffrir avec un vieux, un noir et un juif et puis avec leurs femmes se cerner davantage, au final.
Cet entretien réalisé en parfait français, après le dernier spectacle au Théâtre de la Place à Liège, endroit de la création de ces Contes africains d’après Shakespeare, permettra de mieux comprendre Krzysztof Warlikowski et ses stratagèmes [-]théâtraux.
d’Lëtzebuerger Land : Vous avez monté énormément de pièces de Shakespeare, des pièces complètes, alors pourquoi retourner à Shakespeare une nouvelle fois et en extraire certains personnages mas[-]culins en les apposant aux personnages féminins, quelle est la genèse de ce projet, quel a été le détonateur de votre nouvelle pièce ?
Krzysztof Warlikowski : D’une part, ces trois pièces, Othello, Le Roi Lear et Le Marchand de Venise sont très difficiles à monter en tant que telles, et d’autre part ce sont des contes et mon intention de mise en scène cette fois-ci, était moins classique. Je ne souhaitais pas rentrer dans le plot, mais [-]essayer davantage de voir ces géants shakespeariens, ces hommes : Shylock, Lear et Othello en contre-poids avec les femmes : Portia, Cordelia et Desdemone. Cela permet un autre voyage. Le but était d’approcher ces personnages emblématiques, à savoir le noir, le juif et le vieillard d’une autre façon.
Chez Shakespeare, en prenant en compte l’époque à laquelle il a écrit, on n’arrive pas à comprendre les personnages féminins, parce qu’elles n’existent que dans ces contes exclusivement masculins et elles tendent à ne pas exister dans la réalité. Et pour cela – pour les faire vraiment parler – Wajdi Mouawad a écrit trois monologues féminins et J.M. Coetzee m’a suggéré l’idée de renverser le poids et de faire exister ces hommes par le biais des femmes de leur vie. Dans L’été de la vie, Coetzee nous offre un livre bizarre – une autobiographie mystifiée avec des entretiens de ses anciennes maîtresses par lesquelles il se définit lui-même. Ainsi, ce prix Nobel n’existe en réalité qu’à travers ses rencontres féminines – des femmes avec lesquelles il a fait l’amour, auxquelles il s’est confié. C’est donc cela qui m’a donné l’idée de rassembler les trois titres de Shakespeare dans une mise en scène avec un éclairage semblable, définir les trois héros à travers les femmes qui partagent leur vie.
On reconnaît Wajdi Mouawad plus ou moins clairement dans les monologues féminins. Mais comment avez-vous travaillé sur l’imbrication entre Coetzee et Shakespeare ? On passe de l’un à l’autre sans cesse.
Coetzee m’a donné l’idée pour Cordelia du Roi Lear. Dans le cas de ce texte, je n’étais pas intéressé par la guerre que mènent les deux filles de Lear, j’étais concentrée sur cette scène du début, celle du partage. De ce père qui annonce à ses filles qu’il va mourir et qui veut savoir comment celles-ci l’aiment. Et ça, ça m’a intrigué, je me suis posé la question de ce que cela peut avoir comme signification. C’est traumatisant lorsque les parents demandent à leur enfant de statuer sur sa préférence : « Qui est-ce que tu préfères, papa ou maman ? ». Moi, ça m’a traumatisé, j’ai voulu thématiser cela dans la pièce avec Cordelia. C’est à partir de là qu’on peut remarquer l’importance de cette relation compliquée et essentielle entre Cordelia, la fille et Lear, son père.
Chez Shakespeare, il y a souvent la fille et le père, il y a rarement la mère, et dans cette relation père-fille il y a toujours des problèmes, soit le père est mort, mais sa fille vivante est toujours sous l’emprise paternelle, notamment pour le choix de son partenaire (dans le cas de Portia), soit le père est mourant et sa fille doit en prendre soin, qu’elle le veuille ou pas, par amour filial féminin (dans le cas de Cordelia exploité par Coetzee).
Pourquoi un spectacle de cette durée-là ? Pourquoi choisissez-vous de dilater certaines choses ? Dans cette manière de reprendre le temps, comme s’il y avait une réappropriation du rythme théâtral, on peut sentir un rythme interpellant, tout à fait justifié, mais à la limite de l’éprouvant pour le spectateur. Y a-t-il une volonté de provoquer le spectateur ?
Je crois qu’un spectacle devrait avoir une logique et la logique se crée avec le temps, donc quand vous, spectateurs, croyez avoir saisi une logique, j’ai besoin de temps supplémentaire pour vous tremper encore dedans et vous poser nulle part – ceci, pour reprendre un parcours ailleurs. C’est-à-dire que c’est un jeu qu’on mène tous : moi avec moi, avec les acteurs, les acteurs avec vous et vous avec moi, au final. Quand on est franc ou direct, au théâtre, ça ne suffit pas – il faut un stratagème pour nous faire sortir de nos gonds. Parce qu’en général, quand on arrive au théâtre, on résiste dans un premier temps et il semble que rien n’est assez convaincant pour qu’on puisse rentrer directement dedans, sans aucune méfiance.
Et pour moi, clairement, il s’agit aussi d’un trip. Parfois, quand on se sent complètement perdu devant une pièce, quand on décroche, c’est là que le sens du voyage se forme et nous renvoye à autre chose, à une sorte d’essence. Dans cette pièce, ici, il y a beaucoup de tabous et pour que les vôtres et les miens (ceux de la pièce) se rencontrent, il faut du temps. Et je ne peux que vous inviter à ce voyage instinctif, peut-être en vous donnant plus le temps – le travail que vous devez effectuer sur tous ces sujets-tabous sera plus profond.
Justement, il s’agit chez vous d’un théâtre exigeant. Tout en ayant un univers très particulier, propre à vous-même, vous sentez-vous affilié au Théâtre de la Cruauté, initié par Antonin Artaud, prolongé actuellement clairement par Romeo Castellucci1, où le texte ne suffit pas, où le théâtre a son double, fonctionne par instinct ?
Je vais très loin, oui, et je ne sais pas, en fuyant où j’arriverai, je ne sais pas s’il me faut une sortie de secours. Autrement dit, cela peut nous ensevelir tous. Ces trois contes de Shakespeare – notre histoire qu’on nous raconte sur fond de ce continent noir africain – attirant et noir. Ce qui attire en général c’est le noir et je vois notre vie, passée sur un continent noir, desséché, brûlé, mais en même temps toujours dotée de cet instinct de survie, à la recherche de la sortie de secours, à la fin. Le théâtre c’est un moment et un endroit où les mots prennent un autre sens, parce qu’on les entend en public, à cent, à 300 ou à mille parfois.
Prenez ces blagues antisémites, quand on les lit dans un livre, seul, quand on n’est pas juif, elles sont justes stupides et elles ne veulent rien dire. Mais quand on les entend en groupe, c’est un danger, on accepte cela, parfois on en rit même, c’est grave. La force du théâtre, pour moi est dans le fait qu’on est tous ensemble et qu’on devient témoin de choses graves, cruelles, on ne peut pas prétendre de n’avoir pas entendu. Ce qui m’excite dans le théâtre c’est votre présence, votre sens moral – en acceptant ou en refusant, comme cela se produit parfois.
La parole dite à voix haute, ça peut être l’enfer. Les débuts du théâtre c’est ça, les Grecs nous montraient leurs incestes, leur cannibalisme – tout ce que avec quoi ils ne pouvaient pas vivre, pour se libérer, pour mieux se cerner. Aujourd’hui, il y a la performance des acteurs qui ont une grande expérience, surtout cette performance, mais aussi le décor et le fond musical qui soulignent les propositions et qui facilitent la projection des spectateurs dans un univers terrible, mais finalement très proche de la réalité.
Beaucoup de choses ont évolué depuis le théâtre de Tadeusz Kantor et le théâtre de la mort. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur cela ?
Kantor ou Grotowski, les deux noms qui sont très connus ici, dans cet espoir qu’il y avait une méthode. Moi, je crois qu’il n’y eu aucune méthode. Kantor était le témoin de son temps comme nous on est témoin du nôtre. Le théâtre ne dure que la durée du spectacle et après c’est fini – il n’y a pas de méthode, il n’y a même pas de souvenir qu’on veut à tout prix oublier. Nous – metteurs en scène, vous – les spectateurs. Je crois que nous sommes différents de Kantor, on parle de choses différentes, différemment. Dans trente ans, on ne sera plus là et on a l’impression qu’il n’y aura rien de ce qu’on a vécu un soir de théâtre, c’est pour cela que c’est si grisant, vertigineux. On cherche à chaque fois, ensemble, on fait un effort pour éclairer certaines choses qui hantent et on les travaille au moins l’espace d’un instant.