Les non-dits de la réforme fiscale I : Stock-options

Prolifération

d'Lëtzebuerger Land du 12.02.2016

La niche s’est transformée en gouffre. Le déchet fiscal engendré par le système des stock-options se situerait, selon plusieurs estimations, quelque part entre 200 et 300 millions d’euros. Le narratif officiel voudrait que, tel un Golem de la fiscalité, le système des stock-options se serait « perverti » et affranchi de sa finalité. Les bonnes intentions initiales auraient été de fournir un appui aux fragiles mais prometteuses start-ups et de lier les salariés à leur entreprise. Or les stock-options sont d’abord un moyen pour attirer au Grand-Duché les managers rencontrés lors des tournées promotionnelles et dont la première question est : « Quelle école pour mes enfants ? » ; suivie de : « Quel taux d’imposition pour moi ? » L’ennui est donc moins que la version luxembourgeoise des stock-options ait conduit à des « abus », mais que les petits cadres se soient appropriés ce qui ne leur était pas destiné. Les stock-options n’avaient pas vocation à se « démocratiser ». Or c’est exactement ce qui est arrivé.

Les bénéficiaires des plans de stock-options peuvent se faire verser jusqu’à la moitié de leur salaire annuel en actions, même d’entreprises n’ayant aucune relation avec la leur. (On peut ainsi lier les stock-options à un indice boursier.) La charge fiscale sur cette part du salaire peut s’établir à moins de dix pour cent, un tiers, voire un quart de ce que devrait être le taux normal. Ce système de défiscalisation bénéficiant aux plus riches florissait à l’ombre. Comme l’a relevé le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) dans une réponse à une question parlementaire, « l’Administration des contributions directes (ACD) n’a jamais disposé de statistiques concernant les ‘stock options’. En l’état, une évaluation fondée du régime en question n’est donc guère envisageable. » L’ACD a donc introduit une arme de défiscalisation massive sans en définir la finalité ni se doter d’outils pour mesurer sa prolifération. Un vol à l’aveugle, car ce ne sont pas les dépenses (plus prévisibles) qui sont défiscalisées, mais les revenus.

Plus les stock-options gagnent en visibilité politique, plus ses bénéficiaires deviennent nerveux. Depuis deux mois, les entreprises sont tenues de communiquer une liste des bénéficiaires et les montants en jeu. Pierre Gramegna tergiverse ; il dit vouloir attendre les résultats de la collecte de données pour « envisager, si nécessaire, des ajustements qui pourraient s’imposer. » Les Big Four, banques, fiduciaires et cabinets d’avocats, qui produisent des plans de stock-options à la chaîne, se savent observés. Sur les prochains mois, ils auront intérêt à lever le pied, pour ne pas courir le risque de voir le régime démantelé une fois la boîte noire ouverte et analysée. En début d’année, les dirigeants des Big Four et de banques se sont donc rencontrés pour aligner leurs pratiques. Lors de cette réunion informelle, ils ont fixé à 350 000 euros de revenus annuels le seuil à partir duquel leurs clients auront droit à un plan stock-options. Les optimisateurs espèrent ainsi calmer le jeu, minimiser le déchet fiscal et éviter un backlash politique. (Même si réserver les stock-options aux seuls ultra-riches ne contribuera pas exactement à désamorcer la question des inégalités sociales.) Mais si les uns optent pour plus de modération, rien ne garantit que les autres n’en profitent pour gagner des parts de marché. Un dilemme du prisonnier rendant malaisée toute tentative d’autorégulation parmi la foule d’optimisateurs fiscaux.

Dans le débat actuel sur les stock-options, l’élément le plus remarquable est étonnamment peu soulevé : il y a de très fortes chances que le régime en lui-même soit illégal. Dans sa thèse iconoclaste soutenue en 1994 (d’Land du 10 avril 2015), le fiscaliste Alain Steichen avait déjà évoqué les circulaires « sources d’inégalité parce que l’Administration, sous prétexte de clarifier et de simplifier la loi d’impôts, l’adoucit en fait au profit de certaines catégories de contribuables. » Or la constitution stipule que « tout impôt de l’État, toute exemption ou modération d’impôt, sont établis par la loi ». Des tax rulings aux stock-options, pour les dossiers fiscaux épineux, les ministres des Finances successifs ont préféré la voie discrète des circulaires. En dégradant le directeur de l’ACD (qui est également son subordonné administratif) en prête-nom, le ministre n’a pas à assumer ses choix politiques et peut court-circuiter le Parlement. Le président de la commission des Institutions Alex Bodry (LSAP) concède que la « tradition de régler beaucoup de questions fiscales par des circulaires » n’a jusqu’ici pas été sujette à discussions. En matière fiscale, le pouvoir législatif semble avoir abdiqué face au pouvoir exécutif.

Si dans les années 1980, les journalistes et les profs se voyaient accorder des bonbons fiscaux avant les élections, entretemps, les circulaires sont moins dictées par des opportunismes électoralistes que par le Sachzwang économique. En 2011, le Private banking group de l’ABBL avait publié un « guide » qui fournissait aux responsables politiques « des messages » pour les « aider à exprimer clairement ce qui fait du Luxembourg un formidable endroit pour vivre et faire des affaires. » Le document comportait également un catalogue de revendications fiscales afin de « renforcer le pouvoir d’attraction » du Luxembourg pour chaque « groupe cible » : « retraités HNWI », entrepreneurs, expatriés, gérants de portefeuilles et « familles avec des intérêts multi-juridictionnels ».

Cinq ans plus tard, quasiment tous les vœux de la liste ont été exaucés. Depuis mai 2013, une circulaire assure aux expats « hautement compétents » de déduire leurs dépenses de déménagement ; mobilier, minerval et loyer de l’ancienne résidence inclus. En juillet 2013, les administrateurs de hedge funds eurent leur régime « carried interests », une imposition réduite de trois-quarts sur l’intéressement aux plus-values. (Aux États-Unis, le candidat à la présidence Donald Trump veut abolir ce régime fiscal, s’insurgeant de ce que « the hedge fund guys are getting away with murder ».) En décembre 2015, le principe du « step-up » fut adopté, un incitant pour les HNWI d’élire résidence fiscale au Grand-Duché. À situation égale, traitement égal. Or, pourquoi un manager de hedge funds a-t-il droit à un autre traitement fiscal qu’un manager d’Ucits ? Et, pourquoi l’expat, mais non l’ouvrier immigré, peut-il déduire les frais d’inscription d’une école privée ? Le système est cadenassé. Car pour contester une circulaire devant un tribunal, il faut en être personnellement concerné. Un catch-22 : ceux qui bénéficient des largesses fiscales n’ont pas intérêt à les contester, et ceux qui en sont exclus n’ont pas de voie de recours.

Faire des cadeaux fiscaux aux managers expats sous forme de stock-options, tout en respectant le sentiment de justice des électeurs autochtones ? Le tout sans avoir recours à une circulaire administrative, mais en rassemblant une majorité parlementaire ? Le ministre des Finances doit résoudre la quadrature du cercle. Les expats ultra-mobiles, censés fournir la « substance économique » du monde post-Beps, sont-ils ce que le clergé ou la noblesse étaient à l’Ancien Régime : une caste exemptée d’impôts ? Pour concurrencer Londres et son statut des « non domiciled » ou les Pays-Bas et leur « thirty percent tax facility », le Luxembourg ne peut se payer le luxe de considérations philosophiques, entend-on sur la place financière. Ainsi, les péchés contre les principes de légalité, d’égalité et de progressivité sont absous par l’invocation de la compétitivité internationale.

Bernard Thomas
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