Il faut oser franchir ce seuil d’une porte et d’une fenêtre complètement opaques, obstruées par un film adhésif. Mais une fois à l’intérieur de l’espace de la galerie Toxic, rue de l’eau, on est immédiatement happé par l’ambiance. De l’obscurité d’abord, dans laquelle on arrive à déceler des bribes d’images sur l’installation murale Financial Times, longue de plus de trois mètres. Du son ensuite, celui, inquiétant, sourd, réalisé pour la projection vidéo The Force is Blind par le duo Y.E.R.M.O. (Yannick Franck et Xavier Dubois). Les images de cette vidéo sont tout aussi énigmatiques et envoûtantes à la fois : nerveuses, parasitées, elles cachent autant qu’elles montrent. De cette œuvre d’art totale qu’est l’exposition personnelle de Gast Bouschet et Nadine Hilbert naît un sentiment de paranoïa, de menace généralisée, comme celle que nous imposent actuellement les leaders du monde occidental en nous annonçant des menaces terroristes à tout bout de champ, érigeant l’Autre en danger permanent.
Cette peur d’un danger immanent est le sujet de tout le travail récent de Gast Bouschet et Nadine Hilbert, artistes luxembourgeois qui vivent à Bruxelles et avaient entre autres travaillé sur ce thème pour Collision Zone, leur participation à la biennale de Venise l’année dernière. Or, alors que cette installation-là se passait dans le sud de l’Espagne et tournait autour de la peur qu’a l’Europe des immigrants africains, The Force is Blind pourrait être partout, près de chez nous, dans n’importe quelle ville européenne.
L’idée du film leur est venue lorsqu’ils étaient bloqués à Londres par les cendres volcaniques au printemps – beaucoup des parasitages de ces images-ci sont d’ailleurs provoquées par des cendres posées sur l’objectif, qui peut aussi être embué par moments. Bien qu’on n’y voie pas vraiment clair, on décèle des choses qui nous sont familières dans ces images, des blocs d’appartements, des toits, des cheminées, des gens qui traversent des rues, disparaissent dans des bouches de métro, des insectes sur ce qui pourraient être des moisissures, des cheveux dans le vent, des feux d’artifices (ou des attaques aériennes ?), des embouteillages, des drapeaux noirs, des affichages lumineux des cours en bourse...
Le sentiment qui naît de ce montage est angoissant, tout indique que le monde qui nous est familier est menacé. « Seul le chaos chante la vérité, » écrit Gast Bouschet dans le communiqué de presse pour l’exposition. Où il estime aussi que « nous vivons une époque radicale : changements sismiques, catastrophes écologiques, crises financières, guerres religieuses et avertissements prophétiques... »
The Force is Blind se veut une exploration du réel et de ses limites, mais aussi une ode à l’irrationnel, à l’hallucination, nés de la surcharge sensorielle que rendent possibles les nombreux médias contemporains, notamment la vidéo. En mettant en rapport les images vidéos et les bribes d’informations – images d’Ahmadinejad, titres, graphiques – issus du Financial Times, retravaillés à l’encre sur papier kraft sur le long mur en face de la projection, on ne peut faire qu’une lecture politique de cette exposition. Qui pourrait être celle-ci : dans un monde globalisé hautement technologique et hyper-connecté, des peurs archaïques subsistent, voire deviennent de plus en plus fortes, soutenues par la volonté politique. Très sceptiques envers les mythes de la modernité, Nadine Hilbert et Gast Bouschet se laissent porter par, voire exacerbent ces sentiments afin de les rendre palpables. Mais ils ne rejettent pas cet inconscient collectif. Au contraire, ils sacralisent l’irrationnel, le psychédélique, le mystérieux, voire le mystique dans notre expérience du quotidien.