La création artistique a souvent été considérée comme relevant du spontané, voire de l’irrationnel. Or, à travers les siècles, des artistes, poussés par le désir de découverte, se sont intéressés de près à la science et à la technique. On se souvient notamment de Léonard de Vinci et de ses recherches sur les machines volantes. Tout comme un certain nombre d’autres artistes de la Renaissance, il pratiquait même des dissections sur des cadavres, tellement le désir de comprendre la vie était fort. D’autres furent imaginatifs à tel point que leurs œuvres échappent à toute tentative de classification, celles d’Arcimboldo ou de Jérôme Bosch par exemple. Pour son exposition actuelle, Mondes inventés, mondes habités, le Mudam a choisi le thème de l’artiste-inventeur et l’actualise face à la société contemporaine.
Les curateurs de l’exposition, Marie-Noëlle Farcy et Clément Minighetti (faisant tous deux partie de l’équipe du Mudam), ont choisi les artistes selon quatre grands thèmes : la figure de l’artiste en tant qu’inventeur, son jeu avec les forces de la nature, la découverte de notre monde et de l’au-delà et la vision que l’artiste a de l’organisation du monde ou de l’univers. On peut ainsi contempler des œuvres qui ont trait à la mécanique (Theo Jansen, Chris Burden), à l’aérotechnique (Panamarenko) et à la robotique (Paul Granjon). Des artistes comme Vincent Ganivet, Nancy Rubins et Roman Signer analysent dans leur travail les lois de la gravité ou les utilisent dans leurs expériences.
Dans leur recherche de comprendre le monde autour de nous, certains artistes sont amenés à étudier l’architecture et l’organisation des cités (León Ferrari, Paul Laffoley, Bodys Isek Kingelez, Isa Melsheimer, Miguel Palma). D’autres s’inspirent de l’univers et des galaxies (Vija Celmins, Björn Dahlem). L’observation artistique se prolonge au-delà du monde visible. David Altmejd, Robert [&] Shana ParkeHarrison et Jan Švankmajer, par exemple, optent pour une démarche davantage imaginaire et surréelle.
Dans le hall d’entrée du Mudam, le spectateur est accueilli par une machine à tisser gigantesque. L’œuvre de Conrad Shawcross, The Nervous Systems (Inverted) de 2011, adaptée spécialement à l’architecture du Mudam, se compose d’une structure en bois de plusieurs mètres de haut, d’un moteur et de 162 bobines de fil multicolore qui tissent continuellement une corde. L’installation sera exposée jusqu’au 6 mai 2012 et, durant ce temps, on pourra observer l’avancement du travail de la machine. À celui qui s’aventure à en grimper les escaliers en colimaçon s’offre non seulement une vue de près du jeu des bobines, mais aussi un aperçu surprenant de l’architecture du musée conçu par Ieoh Ming Pei ainsi que du Musée de la Forteresse.
Deux autres sculptures monumentales retiennent l’attention du spectateur en défiant les lois de la gra-vité et de la statique. La première, Caténaires (2009) de Vincent Ganivet, se compose de trois arcs formés par des blocs de béton et des cales en bois. La seconde, Table and Airplane Parts (1990) de Nancy Rubins, est une composition d’anciennes pièces d’avion reliées entre elles par des câbles métalliques. Elle repose sur une table en bois et s’y tient en équilibre malgré ses dimensions et le poids du métal. Panamarenko, qui s’appelle en réalité Henri Van Herwegen et qui s’est inspiré de Pan American Airlines and Company pour composer son nom d’artiste, s’intéresse lui aussi de près à la pesanteur du corps et au désir de voler. Parmi ses œuvres présentées, on peut mentionner Raven’s Variable Matrix (2000), une machine volante équipée de larges plumes et d’un moteur qui renvoie aux recherches de Léonard de Vinci.
Jan Švankmajer, artiste surréaliste connu surtout par ses films d’animation fondés sur la technique du stop-motion, exploite le thème de l’homme solitaire, confronté à l’évolution de la société et de la technologie. Ses dessins-collages Cycle Masturbation Machines (1972-1973) proposent des machines de masturbation, accompagnées de leur description, et renvoient à une vision du monde où l’homme est inhibé dans son comportement sexuel naturel face au fonctionnement rigide et politique de la société. Paul Granjon a une vision du monde qui se fonde sur la robotique. Ses Robots sexués (2005) sont dotés d’organes sexuels (mâle et femelle) en nylon et font par leur comportement – état d’activité, état de repos et copulation – allusion aux êtres humains. Près d’eux sur une table, un robot de petit format, Smartbot, trace son chemin en ligne droite jusqu’à atteindre un bord. Il s’arrête alors un instant, puis change de direction et reprend sa route. Face aux Robots sexués, Smartbot représente ainsi l’homme seul en état de désolation.
D’autres artistes créent à travers leurs œuvres un univers peuplé de créatures imaginaires. Theo Jansen réalise avec des tuyaux en plastique jaune d’impressionnants « animaux » qui se déplacent sur la plage grâce au vent. Le film The Great Pretender – Works of art by Theo Jansen (2007) constitue une sorte de documentaire-fiction sur ses œuvres (malheureusement pas présentées elles-mêmes dans l’exposition) et plonge le spectateur dans un monde parallèle. David Altmejd est connu lui aussi pour ses sculptures fantaisistes, des créatures inspirées du mythe du loup-garou et composées d’éléments comme le plexiglas ou le miroir et de matières organiques. Dans son installation The Vessel (2011), il se fonde sur la forme du cygne et crée dans un cube en plexiglas un microcosme où des fourmis, des guêpes et des figures polymorphes diverses se profilèrent.
La visite de l’exposition constitue une bonne excursion dans un monde parallèle à celui du quotidien. Des artistes comme Panamarenko, Jansen ou Altmejd ne peuvent être classés dans un mouvement ou style artistique. Certains sont même considérés comme outsiders sur le marché de l’art. Même si leurs idées et leurs créations sont parfois de l’ordre de l’utopique, la plupart sont aussi proches du ludique et permettent de s’interroger sur les limites de l’imagination.