Une erreur très répandue associe la photographie à la vérité. Il faudrait croire ce que l’on voit, sans aller plus loin, contrairement à saint Thomas par exemple, lui voulait mettre son doigt dans la marque des clous de la crucifixion. Au plus tard depuis les manipulations électroniques, il est grand temps de se méfier, fini les rides, on rajeunit sans chirurgie. Auparavant déjà, il était possible de faire disparaître de la tribune du premier mai tel personnage tombé en disgrâce, ou plus banalement d’enlever la cigarette des mains de Malraux ou de Sartre. Enfin, il existe toujours le point de vue du photographe, c’est lui seul qui décide de l’art ou non.
Appareil ou pinceau, notre regard ne devrait pas être différent. Les présidents français et les chanceliers allemands ont choisi, les premiers la photographie, les seconds la peinture, pour leur portrait officiel. Dans les deux cas, ce n’est pas ce choix qui fait la qualité (ou la modernité) de l’œuvre. Des fois, l’innovation a pu choquer, et il a fallu retourner à la tradition ; on ne commentera pas, dans un autre pays, l’attachement à une figuration des plus éculées.
Le paradoxe, dans les portraits du duo Clegg & Guttmann, consiste dans le fait que c’est justement en se référant à la peinture toute classique, du siècle d’or néerlandais, qu’ils prennent un air contemporain. Cela tient, me semble-t-il, à la distanciation critique qui leur est propre. Dès le 17e siècle, il y allait de la représentation, de la volonté de la richesse et du pouvoir, quelconque, de se faire valoir. Le commanditaire voulait et continue à vouloir se montrer à son avantage. Que le portrait soit peinture ou photographie, peu importe. Or, les effets picturaux de Clegg & Guttmann d’un coup jouent dans un sens contraire. Hors du fond sombre, dans un jeu impitoyable de chiaroscuro, de clair-obscur, ressortent, surgissent les personnages. Dans une posture figée, qu’ils soient assis ou debout, le regard fixé sur un lointain qui peut être celui de la caméra, s’avère plus proche du néant, les mains posées comme si elles devaient exprimer toute la force ou importance. Ajoutez-y le décor, décorum serait le mot exact en l’occurrence, dans une société, cette part d’elle, qui entend tenir son rang.
Le contraste est on ne peut plus vif, au deuxième étage de la Konschthal Esch. Entre les portraits de Clegg & Guttmann et l’autre exposition, dans une clarté bienvenue, de ceux de Pasha Rafiy. Et ce qui fait (volontairement) entièrement défaut chez les premiers, absence qui est la patte même du duo, on le constate, on le ressent proprement chez Rafiy : l’empathie du photographe. Cela commence par le choix de l’environnement qui est laissé au sujet photographié, dirai-je qu’il est pour ainsi dire embedded, pour employer une expression pour reporters photographes dans des circonstances autrement dramatiques. Sollicitude qui ne joue pas seulement entre les acteurs de la photographie, elle s’étend au visiteur, tout libre d’interprétation, ces portraits-là ouvrant à des lectures multiples, à des narrations diverses. People and Places VS Rejected.
Il faut revenir et insister maintenant sur le titre de l’exposition de Clegg & Guttmann. Le contrat prévoit que si le portraituré n’est pas satisfait du résultat (a imaginé par exemple le « matrimonial portrait » tout autrement), il n’a pas à payer, l’œuvre, toutefois, propriété dès lors des photographes, pourra être exposée, et nos deux photographes ne s’en privent pas. Une seule photographie dans l’exposition ne compte pas parmi les rejected, celle commandée par la Konschthal, The Esch Summit, avec le maire, son échevin à la culture, le secrétaire général de la ville et le responsable du service culturel. Ils se sont pliés aux règles de Clegg & Guttmann, curiosité intellectuelle, contentement ou courage, allez savoir. Gageons, cependant, que les deux qui brigueront de nouveau le suffrage des électeurs, ne s’en serviront pas dans leur campagne électorale.