Théâtre

La Peste et la Colère

d'Lëtzebuerger Land du 16.02.2018

Mettre en exergue les défaillances de la société actuelle par le biais d’une pandémie peut paraître complexe aujourd’hui, voire morbide. Pourtant, en 1948, Albert Camus semble doté d’une clairvoyance rare lorsqu’il écrit L’État de siège, pièce forte dans laquelle il souhaite utilise un mythe « intelligible pour tous les spectateurs » de l’époque : celui de la peste, avec un texte co-inspiré par Jean-Louis Barrault. Soixante-dix ans plus tard, la métaphore est plus pertinente que jamais, comme le prouve magistralement l’adaptation d’Emmanuel Demarcy-Mota présentée la semaine dernière au Grand Théâtre...

L’action débute – et finira – dans une ville fictive qui pourrait être n’importe laquelle de nos villes moyennes occidentales. Une intelligentsia de notables, dont le Gouverneur et le Juge, imposent leur règne et leur manière d’administrer à un peuple « d’en bas » aussi démuni que révolté. La colère gronde et s’intensifie, malgré la lueur d’espoir que pourrait apporter la romance entre un homme du peuple, Diego, et la fille chérie du juge, Victoria. Mais ces fiançailles d’amour ne pourront empêcher le drame que représente l’arrivée allégorique de la Peste accompagnée de sa Secrétaire, qui n’est autre que la Mort en personne. Mais cette maladie à forme humaine n’est pas que le vecteur de mort qu’elle a toujours été : en effet, elle se meut rapidement en organisation despotique qui n’aura comme ambition que d’imposer son hyper-ordre face auquel la population apeurée n’aura que deux choix possibles : se soumettre ou être marqué des stigmates de cette peste manipulatrice. Pour continuer à exister et trouver grâce aux yeux de la terrifiante Secrétaire, chacune, chacun devra fournir une multitude de formulaires à la date d’expiration ridiculement courte, et encore, quand l’un ne nécessite pas l’autre et inversement...

Dans ce capharnaüm mortifère, seule l’administration toute puissante semble constituer un dernier rempart contre la mort, comme le prouve le ralliement immédiat des notables locaux à l’ordre de la Peste et comme le résume si bien cette remarque échangée entre deux citoyens : « La ville croulerait que les bureaux ouvriraient encore à heure fixe pour administrer le chaos ». Alors que s’organisent les moyens de subsister, Victoria et Diego n’auront de cesse que de se chercher, se retrouver, se déchirer dans une passion absolue. Car la fille du Juge semble immunisée contre l’épidémie, Diego est vite marqué par celle-ci, qui ne lui laissant que peu d’espoir de survie aux cotés de sa dulcinée... Mais il n’est pas question de rendre les armes sans un dernier combat : le jeune homme affrontera la Mort sans peur, se refusant à sombrer dans la terreur induite par le duo venu de l’enfer, au point de s’attirer la bienveillance furtive de la terrible Secrétaire. Diego ne pourra cependant pas sauver à la fois son couple et le sort de la ville, et lui seul pourra faire les choix dramatiques qui s’imposent...

Dès les premières minutes malheureusement un peu longuettes de cette co-production des Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’atmosphère pesante annonce la couleur : L’État de siège n’est pas une comédie ! Dans une scénographie grandiose, aussi lugubre qu’ingénieuse, faite de trapes, d’estrades, de passages secrets, la troupe interagit avec une fluidité impressionnante, utilisant chaque recoin de la scène – et parfois de la salle – pour emporter le public dans cette macabre aventure. Camus l’avant dit : il ne s’agit pas ici « d’une pièce de structure traditionnelle, mais dont l’ambition avouée est de mêler toutes les formes d’expression dramatiques ». Ainsi une chose est certaine : dans cette envoutante mise en scène du dramaturge français Emmanuel Demarcy-Mota – actuellement directeur du Théâtre de la Ville de Paris – on retrouve le monologue lyrique, le chœur, la farce et le théâtre collectif que l’auteur avait souhaiter incorporer dans sa pièce, qu’il a toujours refusé de voir comme une adaptation de son roman La Peste paru en 1947. Lumières, costumes, vidéo anxiogène : tout est mis en œuvre pour insuffler le rythme nécessaire et réussir le pari de placer cette action de manière incontestable en 2018.

Enfin, le casting composé de comédiennes et de comédiens expérimentés constitue l’atout final de cette réalisation de haut vol, portée par Serge Maggiani en Peste cruelle et sans scrupules et par la superbe Valérie Dashwood qui campe une Secrétaire faucheuse intrigante et joueuse, mais qui n’hésite jamais à rayer un nom de sa liste, et encore plus particulièrement par l’excellent Diego, incarné par un Matthieu Dessertine toujours touchant, mais qui sait envoyer une sacrée claque au visage du spectateur par son énergie quand il le faut, à l’instar de l’ensemble de cette nouvelle pépite proposée par le Grand Théâtre.

Fabien Rodrigues
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