Dommage, en fait, que les discussions autour du siège du futur RTL Group viennent gâcher la fête. L'annonce de la fusion entre le diffuseur CLT-Ufa et le producteur Pearson TV aurait pu être un des plus grands moments de satisfaction dans l'histoire liant la maison-mère des chaînes RTL et le Grand-Duché.
Le groupe du Kirchberg n'a jamais été en meilleure forme. Avec un résultat opérationnel de 6,1 milliards de francs et un bénéfice net de 16,7 milliards en 1999, il a réalisé le résultat le plus impressionnant de son histoire. Enfin - après avoir fait le deuil de ses projets digitaux et de la télévision à péage - les investissements dans la télévision, lancés en 1984 avec RTL Plus, paient. Et les perspectives restent excellentes.
Au sein du successeur de la bonne vieille CLT, le début de l'an 2000 a marqué un nouveau départ. Après trois années d'observations marquées d'une bonne dose de méfiance, Albert Frère et Bertelsmann ont décidé de donner enfin un vrai patron à CLT-Ufa. « Le groupe ne sera dorénavant plus dirigé comme deux sociétés séparées, mais une seule, expliquait mercredi dernier Didier Bellens. La nouvelle structure nous permettra d'aller de l'avant, aussi par de nouvelles acquisitions. » Une structure qui rappelle d'ailleurs les heures de gloire des années 80, quand RTL Radio en France était encore la seule poule aux oeufs d'or du groupe. Didier Bellens, le lieutenant d'Albert Frère, fait revivre le titre d'administrateur délégué. Ewald Walgenbach, formé chez Bertelsmann à Gütersloh, oc-cupe le poste de directeur général.
Cette direction unifiée et dédiée devrait permettre à la maison-mère des chaînes RTL et autres de développer son rôle de coordination et d'impulsion dans le groupe. Un renforcement que la stratégie (confirmée) de CLT-Ufa prévoit d'ailleurs déjà depuis une certain temps (cf. d'Land du 28 mai 1999). Les aventures des derniers quinze ans avaient en effet été marquées davantage par les hommes de terrain dans les chaînes que par ceux à la tête du groupe. Ces derniers étant même par moment identifiés en premier lieu avec les (nombreuses) mésaventures stratégiques des années 90.
L'élément le plus encourageant du nouveau groupe est toutefois l'intégration de Pearson TV. Fin 1994, cette filiale du groupe de presse britannique Pearson plc. - Financial Times, Penguin Books, Les Echos - n'était encore qu'un nom sur un papier entête avec comme seule actif Thames Television. Cinq ans et une véritable croisade d'acquisitions plus tard, le nouveau partenaire de CLT-Ufa se retrouve premier producteur de programmes de télévision indépendant du monde. Notamment grâce à des succès comme Gute Zeiten Schlechte Zeiten, Verbotene Liebe, Questions pour un champion, Fort Boyard et Baywatch. Le partenariat est qualifié par Didier Bellens de « perfect fit ». Ufa avait certes apporté certaines activités de production à la CLT, qui se sont développées depuis, le groupe ne restait pas moins vulnérable sur ce point. Une vulnérabilité le mieux illustrée par les mésaventures néerlandaises de CLT-Ufa. Les Pays-Bas sont le seul pays où le groupe a vu en 1999 des résultats en baisse. La dépendance des chaînes du producteur Endemol pour leur programmes - et donc la capacité de celui-ci de dicter les prix - n'y est pas innocente.
Les activités de production de Pearson mettront RTL Group sur la carte mondiale des groupes de médias. L'ambition n'est d'ailleurs pas de faire de Pearson TV le producteur maison des chaînes de CLT-Ufa. Les différentes entités resteront indépendantes dans leurs décisions, même si les synergies seront bien sûr à l'ordre du jour. RTL Group continuera néanmoins la production de certains succès de ARD ou France2. Au Luxembourg, on s'est demandé dans un premier temps si ce renforcement dans la production par CLT-Ufa ne pourrait pas présenter une opportunité pour le « Mediaport » Luxembourg. L'effet ne sera en tous les cas pas direct. Les équipes de Pearson TV garderont leur siège à Londres, les sites de production étant distribués à travers trente pays. Pour le Grand-Duché, cela ne peut bien sûr pas être une mauvaise nouvelle de savoir que les dirigeants de ce petit bijou de la production, quand ils rendront visite au siège de leur maison-mère, seront de passage au Luxembourg.
Or, c'est justement sur ce point précis que le bât blesse : la société faîtière du nouveau groupe, se trouvera-t-elle vraiment au Kirchberg ? Il s'est entre-temps confirmé que la question fait l'objet d'une étude. Elle est réalisée en interne chez CLT-Ufa avec le soutien de consultants externes. Le point d'interrogation ne concernerait, d'après Didier Bellens, qu'un nombre réduit de personnes. Le holding CLT-Ufa n'occupe en effet que 110 personnes sur les plus de cinq cents employés du groupe au Grand-Duché. On peut même s'imaginer qu'une nouvelle structure, encore plus réduite, serait créée afin de chapeauter d'un côté CLT-Ufa et de l'autre Pearson TV.
Or, le nombre de personnes concernées n'est pas vraiment déterminant. La question est plutôt : est-ce que les patrons de ce groupe avec un « L » dans son nom continueront à se fixer un rendez-vous régulier à Luxembourg pour ensemble pren-dre leurs décisions au Kirchberg. C'est aussi une question d'une symbolique cruciale : le Luxembourg serait-il trop provincial pour ac-cueillir le siège d'un important groupe de médias ? Et ce alors qu'on ne finit pas de parler du Grand-Duché comme site de développement des activités multimédias ? Certains services de CLT-Ufa resteraient certes au Luxembourg. Ce ne serait pas moins un sacré coup bas.
Dans sa première prise de position officielle - une réponse à des questions parlementaires de Ben Fayot et Gusty Graas - le gouvernement se montre très strict : un contrat existe entre l'État et CLT-Ufa, nous exigerons qu'il sera respecté à la lettre. Message que le Premier ministre a d'ailleurs délivré lundi dernier en personne aux actionnaires du groupe à l'occasion du traditionnel dîner la veille de l'assemblée générale.
L'étude de CLT-Ufa sur le site Luxembourg sera en tous les cas un exercice intéressant. Comparer un régime fiscal ou encore une procédure d'attribution de licence est encore une chose aisée. Chez CLT-Ufa on met cependant l'accent sur le fait qu'il pourrait se révéler impossible d'attirer certains talents vers le Grand-Duché. Le gouvernement ne pourra pas changer grand-chose au fait que le Kirchberg n'est pas Manhattan. Et point de vue capitale de la créativité et des médias, le Grand-Duché n'atteindra pas d'ici demain le rang de Londres, Hambourg ou Berlin. Et puis Findel n'est pas Heathrow. Il ne sera pas pour autant facile de trouver un nouveau siège à cinq minutes d'un aéroport qui, avec le nouveau terminal, pourrait même un jour devenir accueillant.
Mais des questions plus subtiles se posent. L'ouverture internationale et la connaissance approfondie des pays voisins et autres a permis à la CLT de s'imposer sur les trois grands marchés européens : la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Là ou ni Murdoch (BSkyB) ni Canal+ ont réussi. La neutralité et la veste blanche en matière d'impérialisme du Luxembourg pèsera de même lors de négociations pour conquérir de nouveaux marchés.
La question reste ouverte si cette étude sur le Standort Luxembourg n'est qu'un exercice pour amadouer Pearson ou un ballon d'essai pour s'envoler sous d'autres cieux. La décision finale appartient aux actionnaires (cf. d'Land du 14 avril 2000). Le Luxembourg garde en tous les cas un dernier argument : comparé à Gütersloh, siège de Bertelsmann, Kirchberg a presque un air de Hollywood.