Alors que la réforme de l’enseignement secondaire a tenu en haleine une année durant les éditorialistes, bloggeurs et animateurs de tables rondes, celle de la formation professionnelle a buté sur l’indifférence du gros des médias. Que nous venait-on ennuyer avec ces 4 500 élèves du régime professionnel et de ses acronymes compliqués ? Cette cécité sociale phénoménale des « leaders d’opinion » s’explique par une extrapolation : ils ont confondu leur propre parcours scolaire avec la normalité. La perspective du passage à la société de l’information semblait, un moment, leur donner raison. Mais au moment même où sonne le glas pour la dernière Léierbud d’Arcelor-Mittal, l’apprentissage industriel et artisanal est remis à l’ordre du jour par la crise, et trouve un lobby en la Commission européenne et en la personne de Barack Obama.
Quand Jérémy Muller a fait son entrée dans l’atelier de maintenance de la CFL, il avait à peine seize ans. Trois ans plus tard, il est en train de travailler sur une locomotive jaune (la série 3000) dans le hangar sud à Hollerich tout en briques et aux hautes fenêtres à carreaux. « Quand je suis entré pour la première fois, j’étais pas peu impressionné de me retrouver face à ces grandes machines », se rappelle-t-il. J’ai commencé à m’y tâtonner petit à petit, essayant de comprendre en observant à droite et à gauche qui faisait quoi et comment. » Aujourd’hui, il est en troisième année de DAP (Diplôme d’aptitude professionnelle, l’ancien CATP) de mécatronicien qu’il passe en alternance : six semaines au lycée suivies par trois semaines aux CFL. « Il y a ceux qui sont plus matures, et puis d’autres qui sont plus réservés et qui préfèrent rester au lycée plus longtemps, dit-il. Si on est trop introverti, on aura quelques problèmes à s’adapter à la vie dans l’atelier ».
Dans la salle d’à côté, Michèle Frères vient de finir sa journée de travail. Cheveux teints (la moitié droite en noir, celle de gauche en blanc), elle dit connaître « le travail des garagistes depuis toute petite ; ça a toujours été mon travail, mon métier rêvé ». Elle voit l’avantage du système de l’apprentissage dans le contact direct avec les ouvriers « qui connaissent leur travail. Ils peuvent l’expliquer de manière beaucoup plus détaillée, donner des tuyaux. Au lycée, le prof est face à 18 élèves et doit gérer sa classe, tandis qu’ici, si tu ne sais pas quelque chose, tu peux le demander directement à chacun des ouvriers. »
À quelques pas de là, dans un hangar clinquant neuf en tôle gris métallique, Max Jaeger et Philippe Esch font des réparations quelque part dans un des wagons de passagers qui y attendent leur inspection. Le tuteur les retrouve après avoir parcouru la moitié du train. Dans un wagon de deuxième classe, ils expliquent que ce qu’ils apprécient dans l’apprentissage, c’est « la liberté et la responsabilité, et après tes huit heures, tu rentres. Pas de devoirs à domicile ! » Il faut dire que parmi les apprentis, ceux des CFL comptent parmi les fortunés : à l’inverse de leurs collègues dans le privé, ils ont droit aux vacances scolaires. Avant d’entrer en apprentissage, Jaeger était inscrit en 10e génie civile, « mais j’ai remarqué que ce n’était pas pour moi. J’avais une moto 50 cc sur laquelle je bricolais, et j’ai vite remarqué que cela m’intéressait plus ». Il décrit l’entrée en DAP comme « quelque chose de nouveau… un défi ».
Après la stratégie de Lisbonne qui, pour 2010, se donnait comme objectif de préparer la transition vers une société et une économie immatérielles, « fondées sur la connaissance », la crise de 2008, a marqué pour l’Europe un retour sur le tapis. Daniel Tröhler, professeur en sciences de l’éducation à l’Université du Luxembourg, perçoit « ces dernières trois années un ralentissement de la tendance à l’académisation de toute la vie » et une revalorisation des métiers de l’artisanat et de l’industrie. Dans un contexte de chômage de masse touchant un jeune sur quatre, la Commission européenne a fait volte-face et chante aujourd’hui les louanges du « work-based learning ». Elle entend par là l’éducation professionnelle qui combine les cours théoriques au lycée à l’apprentissage pratique dans les entreprises.
Grâce à la crise, ce modèle « dual » prédominant en Allemagne – mais que l’on retrouve, à divers degrés, dans tous les pays germanophones – fête son retour en Europe. Même le président américain Barack Obama, en février lors du State of the Union a érigé le modèle allemand de formation en exemple. Antonio De Carolis, qui s’occupe de la formation professionnelle au ministère de l’Éducation, constate que pour les pays qui connaissent le système de la formation duale, de taux de chômage sont plus bas. Il y voit un lien de causalité et affirme : « C’est le chemin qu’il faut absolument prendre. Les élèves doivent suivre leur formation le plus tôt et en plus grand nombre possibles »
En Europe, on oppose traditionnellement le modèle allemand à celui des pays latins, et surtout à la France où l’ensemble de l’éducation, les métiers techniques inclus, est dominé par l’État (la noblesse d’État formée à Polytechnique, à l’École des Ponts ou à celle des Mines en constituent l’expression la plus illustre). « En France, on a voulu protéger les élèves de l’arbitraire économique », explique Tröhler. Le modèle français serait « intéressant de par son idéologie », dit-il, avant de le reléguer dans l’antiquité économique :« Je peux comprendre que l’idée ait pris racine au début de l’industrialisation, alors que l’économie était très instable, et que des branches entières naissaient et s’effondraient. À cette époque très turbulente, il fallait que l’État pourvoie une stabilité. »
Lorsque, à la fin des années 1970, l’économie luxembourgeoise risquait de couler avec l’industrie sidérurgique, Guy Linster était secrétaire d’État à l’éducation sous Robert Krieps (LSAP). Il se rappelle les réunions interminables avec le patronat pour tenter de le convaincre de prendre ces apprentis dont « personne ne voulait plus ». Selon Linster, « il était clair que l’école devait intervenir plus ». Cette réduction de la formation duale au profit du modèle français serait intervenue sous la contrainte économique : « Les entreprises n’étaient plus capables de l’assurer », dit Linster, même si, « idéologiquement, un renforcement du modèle français allait dans notre sens ». Entre le modèle allemand et français, le Luxembourg a inventé un compromis hybride : si, dans la pratique, on est loin des soixante pour cent d’apprentis que connaissent la Suisse, l’Autriche ou l’Allemagne (où un salarié sur vingt est un apprenti), dans les discours, le modèle « dual » reste l’idéal auquel on n’a jamais cessé de se référer.
Or, les années du boom économique de la Place financière virent les fermetures de la Léierbud de Good-year et de Belval (1984), suivies de celle de la CFL en 1997, puis de Differdange cette année-ci. D’ici quelques mois, elle déménagera avec ses élèves, instructeurs et machines à Esch au Centre national de formation professionnel. Selon le maire de Differdange, Claude Meisch (DP), « l’effort pour former les apprentis était devenu trop élevé, surtout qu’Arcelor-Mittal n’en avait plus besoin, ce que je peux comprendre, même si je le regrette ». Ce qui chagrine beaucoup de formateurs en apprentissage, c’est que la Léierbud de Differdange était restée un beau modèle de réussite. Un diplôme de l’École professionnelle de Differdange équivaut sur le marché du travail à une embauche quasi sûre. « À Differdange, ils enregistraient parmi les meilleurs taux de réussite du pays. C’était tout simplement la formation professionnelle la plus performante qui existait au Luxembourg », explique un conseiller en formation. Pour Jean Meis qui, après être passé comme apprenti à la Léierbud, y travailla entre 1976 et 2005 comme instructeur, elle était synonyme d’une « culture à part » : « Certains apprentis étaient là en cinquième ou sixième génération. Et pas des moindres ! Il y en a qui, par après, sont devenus ingénieurs, bourgmestres, politiciens, comme John Castegnaro éternellement fier de son diplôme de la Léierbud ».
À en croire Meis, c’est justement là, au niveau de la reconnaissance sociale, que le bât blesserait aujourd’hui : « Si vous portez le bleu de travail et que vous avez de l’huile sous les ongles, on vous regardera d’en haut, même si vous avez un savoir technique énorme. Si, par contre, vous êtes col blanc et que vous travaillez dans un bureau, dann sidd Dir quelqu’un, quitte à ce que vous passiez votre temps à vider des corbeilles de papier. » Alex Schumann, qui travaille dans la production chez Goodyear, déplore une « culture du secondaire » : « La question de l’entrée en secondaire classique est vécue comme un drame familial ! Or, souvent, au lieu de passer de justesse leur diplôme de Première et de se retrouver comme employés de banque déprimés, ces jeunes auraient pu faire un métier qui leur aurait vraiment plu. »
Si dans la perception sociale l’apprentissage reste souvent associé à l’échec scolaire (sauf pour les élèves du modulaire qui vivent l’entrée en DAP comme promotion), objectivement, il offre entretemps de meilleurs débouchés que les filières commerciales, voire universitaires : autour de 90 pour cent trouveraient un emploi, affirme-t-on au ministère de l’Éducation. « Cela me fait marrer quand les parents viennent me voir et insistent pour que leurs enfants travaillent sur un PC ; comme si l’industrie n’était pas informatisée ! », dit Theo Thill, directeur du Lycée technique privé (mais financé « à 99 pour cent par l’État » et dont les liens avec Arcelor se limitent à la location du terrain) Emile Metz. Et d’ajouter : « En plus, côté paie, avec les conventions collectives, les trois-huit et les dimanches, le travail en industrie est plutôt bien rémunéré ».
Reste que pour les jeunes qui, en 9e, c’est-à-dire souvent à l’âge de seize ans, entrent comme apprentis dans l’industrie, ce passage s’apparente à une césure et à une initiation à un milieu qui n’a plus grand-chose à voir avec le monde douillet de l’éducation. Enentreprise, l’apprenti – qui y gagne entre 300 et 500 euros d’indemnités par mois – se trouve confronté à l’industrie, ses rythmes, cadences et au travail en équipe. « C’est un autre ton qu’à l’école », concède Alex Schumann de chez Goodyear. Or, vis-à-vis des jeunes apprentis, « le seuil de tolérance » serait « très élevé » ; ils bénéficieraient d’un « statut particulier » : « s’ils ne viennent pas travailler le lundi matin, c’est pas comme si c’était la fin du monde ». « Ils sont intégrés dans les équipes, c’est un job shadow à la copier-coller, où le jeune imite les ouvriers », explique Walter Berettini de Husky, qui forme seize apprentis, tendance à la hausse. Un ancien apprenti qui était entré à 17 ans chez Husky confirme : « On est directement intégré dans le processus de production, et il faut apprendre à travailler et à s’entendre avec les collègues. Si le matin, tu te lèves pour aller travailler dans une équipe où tu ne peux piffrer personne, ce ne sera pas la joie… C’est d’autant plus important d’être soudés et solidaires si le patron commence à mettre la pression ».
« C’était surtout dur en été », se rappelle cet ancien apprenti. Alors que mes amis profitaient de leurs vacances scolaires et passaient leurs journées au lac, je travaillais en usine. Par rapport à mes amis qui font des études universitaires qui n’en finissent pas, je vois un changement de mentalité : eux, ils fréquentent la fabrique de la libre pensée et du travail indépendant, tandis que moi, à l’usine, j’apprends à travailler selon le système, dans un environnement où il vaut mieux ne pas être trop critique. » Si, sur ces dernières décennies, les apprentis avaient tendance à devenir de plus en plus âgés, depuis les réformes qui ont desserré les vis du redoublement, ils commencent à se faire de nouveau plus jeunes. Pour le SEW-OGBL, il serait temps de réfléchir à un tronc commun du régime professionnel allant jusqu’en 10e, pour que les élèves puissent décider « en connaissance de cause » et ne subissent pas « une formation qui s’impose par élimination ». Le directeur du Lycée technique Emile Metz, Theo Thill, n’en veut pas entendre parler : « Par la grâce de Dieu, non ! À seize ans, le cerveau est encore grand ouvert. Comme pour le vélo, pour apprendre le métier, il faut de l’habileté. Et plus on attend, plus il devient difficile de se l’approprier ».
La fermeture de la Léierbud de Differdange a relancé le débat sur ce que l’industrie est prête à investir dans leurs futurs salariés. Claude Meisch a bien cherché un repreneur pour la Léierbud, la Chambre de commerce de son côté a lancé un sondage « mais les discussions ont échoué », constate Meisch, et ajoute, dépité : « Les entrepreneurs se plaignent qu’ils ont du mal à trouver les profils qu’ils recherchent, mais personne n’est prêt à les former. Dès qu’on parlait financement, ils ont tous commencé à fixer le sol ».
Une des contradictions de la Léierbud était que tandis qu’Arcelor embauchait de moins en moins, elle formait de plus en plus pour les CFL, TICE, Enovos, et autres entités paraétatiques ou communales débauchant ces apprentis en demande. Selon Theo Thill, les responsables des ressources humaines considéreraient les candidats luxembourgeois comme volatiles, car prompts à partir pour le secteur public à la première occasion. (Sous le couvert de l’anonymat, de nombreux interlocuteurs interrogés vont plus loin et affirment constater dans le secteur industriel une discrimination des Luxembourgeois à l’embauche.)
Or, depuis le sondage lancé par la Chambre de commerce, l’idée d’un institut de formation du secteur de l’industrie fait son chemin, lentement. À ce stade, elle a atterri au groupe de réflexion « formation et orientation professionnelle » du Haut Comité pour le soutien, le développement et la promotion de l’industrie au Luxembourg. Les discussions s’annoncent difficiles, car, comme le note Roger Thoss de la Chambre de commerce, « l’industrie n’est pas un secteur homogène » et il pourrait s’avérer difficile de trouver « un dénominateur commun » en ce qui concerne les besoins en formation. On en serait encore au stade du « fine tuning ». De Carolis du MENPF, déclare ne pouvoir en principe que soutenir le modèle d’un centre professionnel de l’industrie, mais doute que, compte tenu de la situation économique, « le temps soit mûr » pour s’y lancer. Quant à ceux qui sont dans la production chez Goodyear et Husky, ils sont plutôt prenants, du moins tant qu’on ne leur pose pas la question du financement.
Walter Berettini qui travaille dans la production chez Husky, ne comprend pas pourquoi sur la cinquantaine d’entreprises industrielles qui pourraient former des apprentis, il n’y ait qu’une demi-douzaine à le faire. « Il y a du potentiel, mais personne ne veut le réveiller : ni l’État, ni les entreprises, ni les jeunes ». Ses paroles tracent un cercle infernal : « Il n’y pas d’apprentis parce que les entreprises ne les forment pas, et les entreprises ne prennent pas d’apprentis parce qu’ils n’en trouvent pas. »