La presse francophone au Luxembourg vit des moments difficiles: après avoir supprimé son édition dominicale, Le Quotidien a commencé à licencier des journalistes; les pertes financières de La Voix deviennent de plus en plus lourdes à supporter pour sa maison d'édition; les ventes du Jeudi sont tellement faibles par rapport à son tirage, qu'il s'est vu reprocher par la concurrence d'être considéré comme une publication gratuite par le Centre d'information sur les médias de Bruxelles.
Comment expliquer cette situation dans un pays qui a une longue tradition de journaux en langue française et qui accueillit les dernières années un nombre record d'immigrés et frontaliers francophones? À l'instar de la presse de nombreux pays situés sur une frontière linguistique ou avec un taux d'immigration élevé, la presse luxembourgeoise paraît en plusieurs langues. Et contrairement aux annonces qui accompagnaient en automne 2001 le lancement du Quotidien et de La Voix, quatre ans après celui du Jeudi, la presse francophone au Luxembourg n'a rien d'un phénomène nouveau.
Au contraire: tous les journaux publiés au Luxembourg sous l'Ancien Régime (puis sous le Directoire) étaient de langue française. Et ce n'est que 117 ans après la naissance de la presse luxembourgeoise que parut le premier journal en allemand. Évidemment, au XVIIIe siècle, le français était la langue officielle du Luxembourg ainsi que des cours européennes et des diplomates. Mais dans la plupart des cas, qu'il s'agisse de la Clef du cabinet des princes de l'Europe, des Mélanges de littérature et de politique, de la Gazette politique et littéraire de Luxembourg ou de l'Écho des forêts et des départements circonvoisins, le choix de la langue s'explique tout simplement par le fait que les éditeurs, les rédacteurs et même les imprimeurs étaient dans la plupart des cas des Français.
La presse en langue allemande au Luxembourg par contre est une invention du XIXe siècle. D'abord parce que les premiers titres furent lancés par des Allemands: le Luxemburger Wochenblatt, le Wochen-Blatt für Bürger und Landsleute et la Luxemburger Zeitung; même le premier rédacteur en chef du Luxemburger Wort était un Allemand. Ensuite parce qu'après la révolution de 1830 et surtout celle de 1848, la langue devenait un enjeu politique dans un Grand-Duché amputé de son quartier wallon. La presse française était celle de la bourgeoisie aisée, libérale, francophile ou orangiste, libre-penseur, voire républicaine, tandis que la presse allemande s'adressait à la petite bourgeoise et même aux milieux populaires qui savaient lire, mais ne comprenaient le français que difficilement. Grâce à la (première) Luxemburger Zeitung et ensuite au Luxemburger Wort, elle était rapidement assimilée aux tendances pro-allemandes, catholiques, ultramontaines, conservatrices, voire réactionnaires, avant que la presse du mouvement ouvrier naissant ne parut également en allemand.
Ce n'est pas un hasard que les concurrents francophones du Wort se sont résignés en 1868 et 1871 à changer de langue pour ne pas perdre la bataille pour l'opinion publique, même si leurs lecteurs étaient encore largement exclus du droit de vote censitaire. Car «à la campagne on parle l'allemand exclusivement et qui veut parler au peuple doit nécessairement faire usage de l'allemand, » comme l'écrit L'Union le 1er juin 1871. Les nouveaux titres français devenaient de plus en plus rares et ne survécurent guère. La place d'un quotidien luxembourgeois en langue française fut quand même rapidement occupée par un nouveau titre qui paraissait jusqu'en 1934, l'Indépendance luxembourgeoise - comme s'il y avait tout au long de l'Histoire une part de marché réservée à un journal français.
Après la deuxième guerre mondiale, le mélange des langues dans un même journal augmenta et la place réservée à la presse francophone fut occupée par des éditions locales de quotidiens étrangers: La Meuse et surtout, à partir de 1961, le Républicain Lorrain. Ce changement est important, parce qu'il permit la production d'un journal complet avec des moyens limités en ajoutant quelques pages locales à un corpus fourni par une rédaction importante. Un journalisme plus agressif, par comparaison aux feuilles frileuses des partis politiques luxembourgeois, explique le succès du Républicain Lorrain jusque dans les années 1980, même parmi les Luxembourgeois.
Vue l'expérience de la Meuse et du Républicain Lorrain, on pourrait supposer que le marché pour une presse francophone est aujourd'hui bel et bien capable de supporter les coûts de quelques pages quotidiennes d'une édition locale d'un journal complet, mais qu'il est trop restreint pour supporter trois journaux complets comme Le Jeudi, Le Quotidien et La Voix. Et même dans cette hypothèse, il ne faut pas perdre de vue le déclin de l'édition luxembourgeoise du Républicain Lorrain au cours des années 1990. Si on refuse d'adhérer à une autre conclusion: La Meuse et le Républicain Lorrain étaient des entreprises étrangères destinées avec succès à des Luxembourgeois, tandis que Le Jeudi, Le Quotidien et La Voix sont des entreprises luxembourgeoises destinées sans grand succès à des étrangers
Sous cet angle, la naissance du Quotidien et de La Voix avait quelque chose de tragique: pour sauver son édition locale en dégringolade, le Républicain Lorrain lança à grands frais et ensemble avec Editpress Le Quotidien, mais sans réelle étude de marché et avec des responsables sans expérience journalistique. Comme si les propriétaires n'avaient jamais cru au succès de leur création; comme si le Républicain Lorrain avait été uniquement intéressé à toucher enfin l'aide à la presse luxembourgeoise; et comme si Editpress était uniquement intéressée à imprimer enfin l'édition du Républicain Lorrain pour rentabiliser son investissement d'un demi milliard de francs à Esch-Sommet.
Un engrenage tragique, dans lequel s'est pris ensuite le groupe du Luxemburger Wort, qui avait - probablement à raison - toujours douté de la viabilité de son supplément francophone La Voix du Luxembourg en tant que journal autonome et dont il avait même déjà interrompu une première fois la publication en 1978. Mais pour des raisons de concurrence économique et politique, le groupe Saint-Paul se lança néanmoins dans une aventure ruineuse qui semble avoir pour seul but de barrer la route au titre du groupe Editpress en le privant de publicités grâce à la formule combinée Puissance 2 du Wort, en débauchant à prix d'or les journalistes du Quotidien et, accessoirement, quelques lecteurs.
Mais le plus surprenant est peut-être le manque de professionnalisme avec lequel ces titres cherchent à cibler leur lectorat. Le Jeudi qui se veut l'hebdomadaire des fonctionnaires européens et autres immigrés hautement qualifiés et instruits, n'offre que de petits articles superficiels et approximatifs. Le Quotidien qui se veut le journal des frontaliers cherche à réunir le clientélisme d'une feuille locale avec les ambitions du Monde. Et La Voix voudrait tellement être un journal français, qu'elle s'adresse inconsciemment à un lecteur imaginaire de Paris, où elle ne se vend malheureusement pas. Comble de l'ironie, tous les titres promettent à leurs lecteurs étrangers de les initier à la réalité du pays, sauf que leurs rédactions sont majoritairement composées de journalistes qui ignorent presque tout de la réalité sociale et politique du Luxembourg, dont ils ne comprennent souvent même pas la langue.
Tandis que les immigrés portugais possèdent, comme les Luxembourgeois, leurs propres médias, le nombre des francophones résidants prêts à lire un journal luxembourgeois semble à peine suffire pour faire survivre un seul titre. Quant aux frontaliers, on peut se demander s'il est réaliste de vouloir vendre des journaux luxembourgeois à des salariés migrants qui participent à la vie sociale et politique de leurs pays, qui en lisent la presse, et qui ne viennent au Grand-Duché que pour travailler, souvent méprisés et méprisant parfois à leur tour.