La mise en œuvre de la directive européenne sur la publication d’informations non-financières par les entreprises (CSRD, pour Corporate Sustainability Reporting Directive) est riche en rebondissements. Consciente que le texte, adopté en novembre 2022, avait tout de l’usine à gaz, la Commission européenne a proposé en février 2025 de le simplifier et d’en retarder l’application. Mais, surprise, cette décision n’a pas été du goût des entreprises assujetties, comme l’a encore montré une grande enquête publiée le 15 mai. Les investisseurs (particuliers et institutionnels) attachés au respect des critères ESG réclament de longue date un encadrement et une standardisation des publications des entreprises sur leur impact social et environnemental, de façon notamment à éviter le risque de « greenwashing ».
Depuis la directive NFRD (Non Financial Reporting Directive) de 2014, les entreprises de plus de 500 salariés (notamment les sociétés cotées) devaient déjà publier des données extra-financières, c’est-à-dire des informations sur les incidences environnementales, sociales et de gouvernance de leurs activités. Mais la CSRD va plus loin, en s’inscrivant dans le cadre plus large du pacte vert pour l’Europe (European Green Deal), la stratégie de l’UE lancée en décembre 2019 pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
La nouvelle directive est porteuse de plusieurs nouveautés. L’harmonisation des données de durabilité publiées par les entreprises est le premier enjeu de la CSRD : elles devront respecter les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui faciliteront les comparaisons. Certaines s’appliquent à toutes les entreprises mais d’autres sont sectorielles ou spécifiques aux PME. Le principe de double matérialité est également au cœur de la démarche. Il s’agit pour l’entreprise d’analyser, d’une part les impacts qu’elle occasionne et d’autre part ceux qu’elle subit. Son empreinte carbone relève du premier volet, appelé « matérialité d’impact ». Le second se nomme « matérialité financière » : en effet, s’il s’avère que son outil de production doit être mis en conformité avec de nouvelles normes environnementales, cela aura un impact sur ses coûts et donc sur sa rentabilité.
Comme les informations financières, les données ESG devront désormais faire l’objet d’une validation par un commissaire aux comptes. Elles apparaîtront dans une section spécifique du rapport de gestion annuel, avec l’obligation d’une version digitale au format XHTML, dotée d’un balisage au moyen de tags insérés dans le texte. Les premières publications sont prévues en 2025 (sur les données ESG de 2024) pour les grandes entreprises cotées déjà soumises à la NFRD.
Seront obligées de réaliser un reporting pour l’exercice 2025, avec publication en 2026, toutes les entreprises européennes, cotées ou non, dépassant deux des trois seuils suivants : 250 salariés, 50 millions d’euros de chiffre d’affaires et 25 millions d’euros de bilan. À l’opposé, les entreprises de moins de dix salariés, de chiffre d’affaires annuel inférieur à 700 000 euros, ou ayant un bilan inférieur à 350 000 euros (deux critères sur trois doivent être réunis) sont exemptées, ce qui représente une écrasante majorité du tissu économique européen. Malgré cela environ 50 000 entreprises européennes seront concernées par l’obligation de publication, soit bien plus que la précédente directive NFRD, qui ne touchait qu’environ 11 700 entreprises. Les sociétés non-européennes cotées en Europe sont également soumises à la CSRD.
Face aux difficultés de mise en œuvre de plusieurs textes européens, la Commission européenne a présenté le 26 février dernier un projet de « directive omnibus » (c’est-à-dire ayant plusieurs objets) révisant la CSRD et la CSDDD (pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive), adoptée en mai 2024 et applicable à partir de 2027 en vue d’instaurer un devoir de vigilance des entreprises en matière de respect des droits humains et de protection de l’environnement. La taxonomie européenne (règlement adopté en juin 2020 et appliqué dans sa totalité depuis 2023), un système de classification des activités économiques permettant d’identifier celles qui sont considérées comme durables, est aussi visé par la directive omnibus.
Cette dernière veut créer un « choc de simplification » — cela devient très à la mode — en diminuant de 25 pour cent les charges administratives pour l’ensemble des entreprises et de 35 pour cent pour les PME. Pour la CSRD le principe de double matérialité (prise en compte à la fois des impacts et des risques/opportunités liés à la durabilité) est maintenu, mais le nombre de données à fournir est réduit, avec un focus sur les indicateurs quantitatifs. Les deux modifications qui ont le plus retenu l’attention concernent les seuils d’application et les échéances. Seules les entreprises de plus de mille salariés (et répondant à certains seuils financiers) resteraient soumises à l’obligation de reporting de durabilité. De plus, l’entrée en vigueur serait reportée de deux ans pour les grandes entreprises non cotées (vague 2) et d’un an pour les PME cotées (vague 3).
Comme toutes les directives omnibus, le texte de la Commission présente l’avantage de regrouper plusieurs modifications de directives et règlements européens sous une seule proposition, facilitant une harmonisation du cadre réglementaire global. Le Parlement européen a déjà approuvé le 3 avril 2025 le report des échéances d’application de la CSRD (un ou deux ans selon les cas) et de la CS3D (un an). Les autres dispositions sont encore en discussion et feront l’objet d’un vote final au second semestre 2025. De manière surprenante, s’agissant de simplifications et de reports qui devraient plaire aux entreprises (sans doute moins aux investisseurs), le projet omnibus a reçu un accueil glacial.
Les critiques dénoncent un « détricotage » des normes sociales et environnementales, qui affaiblirait la transition écologique et la protection des droits humains, « bradant le savoir-faire européen en matière de RSE ». Dès le 19 février 2025, soit une semaine avant la publication du texte de la directive omnibus, on pouvait lire dans le quotidien économique français Les Échos une tribune signée par 86 chefs d’entreprises, banquiers, assureurs, gérants de fonds, universitaires et consultants regrettant la simplification excessive de la CSRD, alors même que les États membres et les entreprises s’y sont déjà beaucoup investis. Tout en reconnaissant la nécessité « de réduire la complexité normative de la CSRD et d’en proposer une application progressive notamment vis-à-vis des entreprises de taille moyenne ou petite », les signataires recommandent de le faire avec nuance et de « ne pas opposer systématiquement durabilité et compétitivité ». Pour eux, « le reporting n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’acquérir une paire de lunettes indispensable pour la réflexion stratégique », permettant de « réconcilier performance économique et lucidité sur les questions sociales et environnementales ».
Pour enfoncer le clou, le 15 mai le collectif #WeAreEurope*, en partenariat avec la grande école française HEC Paris, a dévoilé les résultats d’une enquête inédite montrant que les entreprises soutiennent majoritairement les exigences de la CSRD et rejettent le projet omnibus. L’échantillon était constitué de 1 062 répondants issus de 26 pays européens, représentant un spectre varié d’entreprises en termes de tailles, de secteurs et de niveaux de maturité ESG. 61 pour cent des sondés se sont déclarés satisfaits de la directive actuelle sur le reporting extra-financier pour seulement 17 pour cent d’insatisfaits. 88 pour cent des répondants estiment par ailleurs que la directive incarne la vision économique, sociale et environnementale européenne, et 62 pour cent la voient comme un atout stratégique pour la souveraineté de l’UE.
En revanche, à peine 25 pour cent soutiennent la proposition de réforme omnibus portée par la Commission, tandis que 51 pour cent s’y opposent. Le principal argument de la Commission en faveur de la simplification était que la CSRD dans sa version initiale risquait d’affecter la compétitivité des entreprises. Or il ne recueille que 37 pour cent d’adhésions contre 46 pour cent de rejets. Fait marquant, la proportion de partisans de la réforme ne dépasse pas 39 pour cent chez les insatisfaits de la CSRD. Seulement un quart des entreprises (27 pour cent) approuvent le relèvement du seuil d’application à mille salariés. Parmi les entreprises de taille intermédiaire, comptant de 500 à mille salariés, plus de la moitié (56 pour cent) souhaitent rester dans la « vague 2 » initialement tenue de présenter un rapport CSRD en 2026 sur les données 2025.
Visiblement les entreprises ont apprécié « le travail sur elles-mêmes » que leur a permis de faire la CSRD en prévision de son application, la directive étant vue comme en phase avec leurs priorités stratégiques. On observe cependant que même ses plus chauds partisans souhaitent des améliorations, comme la réduction du nombre d’indicateurs exigés, ou une meilleure articulation avec d’autres référentiels ESG tels que la SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) en vigueur depuis 2021. Ils expriment également des attentes en termes de procédures, comme une meilleure automatisation des processus de reporting. En pratique la plus grande confusion règne au printemps 2025, car le vote du 3 avril gèle toutes les obligations de publication en attendant le vote du nouveau texte, probablement à l’automne. Les entreprises précédemment soumises à la NFRD envisagent d’y revenir. Quant à celles qui doivent publier des informations en 2026, elles pourraient faire un « reporting volontaire » pour satisfaire leurs parties prenantes (investisseurs, banques). p