« Si tu pouvais voir un monde entier détruit par le feu, ne nie pas l’existence d’un grain de sable, accorde quand même de l’attention au secret d’une goutte de pluie. » La fin de The Valley of Astonishment, le nouveau spectacle de Peter Brook et de Marie-Hélène Estienne sur les mystères du cerveau, qui a été coproduit par Les Théâtres de la Ville et fut joué trois soirs de suite au Grand Théâtre cette semaine, dit tout haut ce que chaque spectateur avait déjà pensé tout bas durant les 75 minutes précédentes : La vie, dans toute sa complexité et dans tout son mystère, est aussi un éternel émerveillement. Venant d’un monstre sacré du théâtre, qui aura 90 ans l’année prochaine et aura révolutionné le spectacle durant une vie faite de productions théâtrales basées sur la littérature, l’improvisation et la recherche, le message vaut doublement d’être entendu.
Peter Brook ne crie pas. C’est un metteur en scène rigoureux, qui cherche le ton juste du geste, de la parole, de l’image et de la musique. The Valley of Astonishment est en quelque sorte la suite de L’homme qui..., déjà réalisé avec Marie-Hélène Estienne, qui commença à explorer les méandres du cerveau humain, découvrant la poésie de comportements hors normes que d’autres stigmatisent trop vite comme folie.
Sammy Costas (Kathryn Hunter) est une fille banale. Journaliste, elle est satisfaite de sa vie, jusqu’au jour où, lorsqu’elle à 44 ans, son rédacteur en chef découvre qu’elle a une mémoire incroyable. Il l’envoie au laboratoire de sciences cognitives, où les chercheurs, après maints tests mnémotechniques et scientifiques, déclarent qu’elle est un « phénomène ». Du jour au lendemain, sa vie va basculer, de femme lambda, elle deviendra un objet, perdant son emploi parce qu’elle serait « too good for the job » et se retrouvant comme l’attraction d’un spectacle de magie. Pour mémoriser des phrases, des informations, des chiffres et même des syllabes sans sens apparent, elle utilise des images, inventant des histoires qui se passent dans un espace imaginaire de son cerveau.
Même si les scientifiques ne la comprennent pas entièrement, si certains ressorts de sa mémoire leur restent inaccessibles, ils la qualifient d’emblée de synesthète, phénomène neurologique (et esthétique) associant plusieurs sens. Elle dit d’une voix qu’elle est orange ou d’un mot qu’il est blanc, elle définit le nombre 6 comme un homme avec un pied enflé et le 8 comme une grosse femme. Sammy fait naître de la poésie des mots, pour elle, l’éternité est un grand vide alors que le rien est un nuage de fumée blanche. Un autre homme qui vient voir les neurologues avait dit un jour de la lettre A qu’elle était rose – et ses copains de classe se sont moqués de lui pour cela. Il a donc décidé de garder secret son don de synesthésie et s’est muré dans le silence, peignant toutefois des tableaux incroyables à l’écoute de Thelonious Monk. « S’il vous plaît, les implore-t-il, ne me privez pas de ce monde incroyablement riche dans lequel je vis ! » Un troisième patient a perdu sa proprioperception et arrive à diriger son corps par sa seule volonté, en se servant de son regard pour orienter ses membres.
Alors, The Valley of Astonishment est-il un spectacle sur les sciences, un peu rébarbatif certes, mais néanmoins instructif ? Non, parce que c’est du Peter Brook. Qui transforme même la recherche neurologique en poésie, avec, il faut le dire, une petite touche mystique aussi. Dans un décor minimaliste, animé par les lumières astucieuses conçues par Philippe Vialatte, ce sont surtout les acteurs extraordinaires qui portent le spectacle, chacun jouant plusieurs rôles. À côté de l’étonnante Kathryn Hunter, Marcello Magni et Jared McNeill changent de patient à chercheur et de chercheur à magicien. La scène du magicien unibrassiste (Marcello Magni) est un grand moment de spectacle, le public, même ceux invités à participer, étant plié en deux de rire. Raphaël Chambouvier aux claviers et Toshi Tsuchitori à la cithare et aux percussions notamment, accompagnent discrètement le texte avec leur musique, offrant au spectacle cette respiration qui libère la pensée. Cette liberté, Sammy en rêve. À force de se souvenir de tout, sa mémoire l’étouffe.