Yuriko Backes doit dépenser vite et beaucoup. Le secteur privé veut sa part. Émerge ainsi un mini-complexe militaro-industriel

« Interface stratégique »

d'Lëtzebuerger Land du 23.05.2025

Les firmes basées au Luxembourg réclament une part du gâteau. Le secteur privé tente en outre s’arroger le rôle de conseiller militaire. Dans les colonnes du Wort de ce samedi, Carlo Thelen « propose une stratégie claire » pour transformer les centaines de millions d’euros investis dans l’armement en « externalités positives pour l’économie et la société ». Le directeur de la Chambre de commerce affiche sa satisfaction d’avoir vu Luc Frieden, son ancien président, « saluer devant les parlementaires » le papier du groupe de lobbying Lux4Defence, une excroissance de la chambre patronale. (Le Premier ministre a en effet loué des « suggestions proactives ».) Voici qui marquerait « une inflexion conceptuelle majeure », estime Thelen. Il appelle à instaurer une « interface stratégique entre les entreprises et les pouvoirs publics ». Cela reviendrait à créer, en version miniature, un complexe militaro-industriel, que le Merriam Webster définit comme « an informal alliance of the military and related government departments with defense industries that is held to influence government policy ».

Après le discours sur l’état de la nation mardi dernier, Yuriko Backes (DP) a assuré le service après-vente. La ministre de la Défense l’a fait jeudi passé devant les députés, vendredi devant la presse et lundi sur la matinale de RTL-Radio. Elle l’a fait en bonne technocrate, sans vrai enthousiasme, dans une terminologie aseptisée et dépolitisante : « Kickoff-Meeting », « ever-warm- Produktiounslinne », « Offset-Mesuren », « cyber-range », « Sat-Com », « een all-of- government-Effort ». Le Premier ministre s’était officiellement engagé mardi dernier : Le Luxembourg allait atteindre l’objectif des deux pour cent du revenu national brut, et ceci dès la fin de l’année (et non à l’horizon 2030). L’État va donc investir plus de 1,2 milliard d’euros dans la défense annuellement. (Soit autant que les recettes des accises sur le tabac.) Pour respecter la nouvelle trajectoire, le gouvernement doit dépenser beaucoup et vite : 312 millions d’euros supplémentaires d’ici décembre. Les services de Backes essaient donc de finaliser rapidement leurs projets. On n’aurait « pas eu d’autre choix », a expliqué la ministre, vendredi dernier lors d’une conférence de presse dans le bâtiment discret et anonyme au Kirchberg, où siège la Direction de la défense. Le Luxembourg aurait risqué de « se retrouver isolé ». La ministre évoque « une pression relativement forte » exercée par les États-Unis, mais également par les pays de l’Est. Et de rappeler que le Luxembourg a été « le dernier pays » à officialiser l’objectif des deux pour cent.

Le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, a illico loué l’élève pour son application : « Such an important move ». Au Parlement, le soutien était quasi-unanime, vendredi dernier lors d’un débat d’orientation « sur la stratégie industrielle de défense européenne ». Le consensus va des Verts à l’ADR. Tom Weidig a profité de l’occasion pour critiquer le « corset ESG », ces critères environnementaux, sociaux et de gouvernance qui auraient « paralysé » l’industrie de l’armement. Le député ADR a surtout fustigé « les réformes sociétales radicales woke [qui] n’aident en rien à la dissuasion » : « Au contraire, elles nous affaiblissent et nous divisent. » L’intervention fait suite aux élucubrations völkisch du député ADR sur « le corps fort qui ne peut pas être affaibli par un acteur externe, comme un virus » et qui s’inspire ouvertement de la notion du « enemy within » promue par JD Vance.

Le député Laurent Mosar (CSV) a profité, lui, du débat parlementaire pour promouvoir son nouveau dada : L’étatisation du Freeport (qui cumule les pertes) et sa reconfiguration en hall de stockage militaire. Une proposition qui fait écho à celle de Lux4Defence qui revendique un « hub de la défense », c’est-à-dire un centre « mutualisé et sécurisé » pour la recherche militaire. Backes n’a pas encore voulu se prononcer : Cette « piste » serait analysée par un groupe de hauts fonctionnaires qui visiteront le Freeport en juin.

Seul Déi Lénk s’est positionné contre la « spirale de la militarisation » domestique. (Le parti se dit par contre favorable au soutien militaire de l’agressé ukrainien dans son effort de défense contre « le fascisme impérial » russe.) Le député Marc Baum a pointé les interactions entre décideurs politiques et économiques. Celles-ci seraient « très réceptives au lobbying, aux prises d’influence illégales et à la corruption ». Il a rappelé que le Grand-Duché a, lui aussi, connu son « klenge Rüstungsskandal » avec un satellite militaire LUXEOSys qui a fini par coûter 82 pour cent de plus qu’initialement prévu. « Ce n’était pas de la corruption, mais probablement de l’incompétence », a précisé le député Déi Lénk.

Le Luxembourg vient à peine de se calibrer sur la nouvelle trajectoire que celle-ci est déjà caduque. Fin juin, au sommet de l’Otan à La Haye, un nouveau pourcentage « significativement plus élevé que deux pour cent » sera très probablement fixé, a reconnu Yuriko Backes. Des taux de 3,5, voire de cinq pour cent sont avancés. Le Powerpoint projeté lors de la conférence de presse parle de « nouvelles ambitions ». La ministre admet que celles-ci « nous posent devant des défis extrêmes ». Dans son discours sur l’état de la nation, Luc Frieden (CSV) se disait pourtant prêt à « accompagner pleinement cette dynamique, en tant qu’allié et partenaire fiable ». Xavier Bettel (DP), se montrait, lui, plus réservé à la réunion informelle des ministres des Affaires étrangères de l’Otan, la semaine dernière à Antalya. Il y aurait prié ses homologues de tenir compte des « spécificités du Luxembourg » : « Si on devait atteindre les cinq pour cent, cela signifierait un investissement de plus de trois millions d’euros par soldat, là où d’autres pays en sont à 150 000 [euros] ».

Yuriko Backes assure, elle, que les projets lancés dans l’immédiat ne vont pas être « resource intensive ». Il ne serait pas possible de recruter massivement, du moins pas en l’espace de quelques mois. Or, tôt ou tard, une augmentation des effectifs de l’armée va s’imposer pour maintenir durablement les deux, trois ou cinq pour cent exigés par l’Otan. Le futur bataillon belgo-luxembourgeois nécessitera quelque 200 recrues supplémentaires. Encore faudra-t-il les trouver. Dans son programme électoral de 2013, le DP proposait d’installer des stands de l’armée dans les agences de l’Adem pour informer les jeunes sans-emplois sur leurs « perspectives professionnelles ».

« Retour économique », Yuriko Backes répète le mot comme un mantra. Ses services ont concocté une liste de projets, plus ou moins avancés, qui devraient combler, d’ici la fin de l’année, le gap qui sépare le Luxembourg des deux pour cent. La part du lion, quelque 105 millions d’euros, sera engloutie par un deuxième satellite « GovSat 2 ». Et encore, « ce montant ne correspond pas au budget total du futur programme », informe le ministère. Pour le reste, les investissements se répartissent entre une hausse du soutien militaire à l’Ukraine, des appels à projets et le développement de drones (« non armés » tient à préciser la ministre). Pour arriver au taux plancher des deux pour cent, le Luxembourg va également procéder à quelques astuces budgétaires. Le gouvernement essaie de recatégoriser comme effort de défense toutes les « dépenses effectuées ou prévues contribuant à la sécurité et la défense ». 115 millions d’euros pourraient ainsi être ré-étiquetés, notamment « ganz vill Police-Saachen », espère la ministre. Elle assure : « Ce n’est pas qu’un exercice comptable ». Pourtant, ça y ressemble.

La ministre des Travaux publics a brièvement percé derrière la ministre de la Défense, vendredi dernier à la Chambre. « Et gi keng Infrastruktur-Projeten no hanne geréckelt », s’est engagée Yuriko Backes. Cela lui tiendrait « beaucoup à cœur » ; un recul de ces investissements serait « une catastrophe pour l’avenir de notre pays ». Trois jours plus tôt, Luc Frieden avait pourtant annoncé que les budgets à venir allaient tenir compte du fait que « tous les projets d’infrastructure ne sont pas prêts au même moment ». Une manière de signaler qu’il fallait désormais y aller mollo. Mais la majorité parlementaire ne semble pas avoir bien écouté le Premier ministre. Elle a adopté vendredi dernier une motion, à laquelle les Verts venaient d’ajouter in extremis un tiret invitant le gouvernement à ne pas réduire « les investissements essentiels dans les infrastructures civiles, la transition énergétique et la résilience climatique ». De son côté, la ministre de la Défense espère utiliser une partie de l’effort de défense pour financer les infrastructures critiques. Elle évoque des « synergies », comme la « mobilité militaire » ou les « investissements dans l’aéroport », qui rendraient le pays plus « résilient ». C’est également la piste avancée par Mark Rutte qui propose de dédier 3,5 pour cent à la défense au sens strict, et 1,5 aux infrastructures civiles (ponts, rails, routes).

Le Luxembourg a une longue tradition pacifiste ; sa taille et son histoire semblaient l’avoir immunisé contre le militarisme. En mars, Jean-Claude Juncker se targuait ainsi face au Land : « Als Premier – das habe ich damals nicht öffentlich thematisiert – habe ich zweimal verhindert, dass sich die Rüstungsindustrie hierzulande niederlässt. » Or, la menace russe (qu’il ne faudrait « pas banaliser », a rappelé Backes) a fait tomber ce tabou. Produire des armes au Luxembourg ? « Je ne l’exclurais pas », a déclaré la ministre ce lundi sur RTL-Radio. Lex Delles a préparé les terrains dans les zones d’activités pour une éventuelle implantation, et un groupe interministériel planche sur une version plus business friendly de la loi sur les armes et les munitions. Une demi-heure plus tôt, le président de Lux4Defence, Philippe Glaesener, se montrait sceptique sur Radio 100,7 : Des tanks et autres armements lourds, ce seraient a priori les grands acteurs à l’étranger qui continueront à les produire. Au Luxembourg, « le noyau des compétences » se situerait dans l’espace, l’informatique ou la logistique.

Sans oublier le secteur financier. Cette semaine, Paperjam annonce qu’Ilavska Vuillermoz Capital a lancé un fonds dédié à la « defencetech ». Dans le « comité consultatif », on retrouve entre autres l’ex-ministre de la Défense Étienne Schneider (par ailleurs LSAP), le CEO de Hitec Yves Elsen (par ailleurs président de l’Uni.lu) ainsi que le colonel retraité Jean-Louis Nurenberg. Luxinnovation a répertorié 110 entreprises actives, de près ou de loin, dans la défense et la sécurité. L’agence étatique a manifestement retenu une définition large, les entités listées vont de Lunar Outpost à No-Nail Boxes, en passant par l’Uni.lu (plus précisément la faculté des sciences, des technologies et de médecine). Philippe Glaesener a mobilisé le terme « opportunité » une demi-douzaine de fois au cours des 11 minutes 50 qu’a duré son passage sur Radio 100,7. Le président de Lux4Defence (et senior vice-president space & defence de SES) ne cache pas son appétit. Fin avril déjà, il se disait « pressé » : « Tous les budgets seront affectés durant les prochains douze mois ». p

aBernard Thomas
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