Théâtre

Le deal le plus long

d'Lëtzebuerger Land du 02.11.2018

Avec Koltès, il est rarement pertinent de parler de texte « agréable », celui-ci est plutôt dense, semble parfois infini, s’avère parfois clairement pompeux, mais il met au défi permanent les sens et les capacités cognitives de celle ou celui qui l’écoute. Et celui de Dans la solitude des champs de coton, présenté actuellement au Théâtre Ouvert de Luxembourg dans une adaptation percutante, ne fait pas exception !

Si l’auteur est réputé pour n’avoir que peu d’intérêt pour les personnages raisonnables ou psychologiques, leur préférant les interactions bien réelles d’humains l’étant tout autant, son style semble se placer à l’opposé par sa sophistication, l’amoncèlement de périphrases, d’inversions adverbiales et autres circonvolutions syntaxiques qui demandent une concentration de chaque instant... Pourtant l’action se résume assez facilement : deux hommes se retrouvent face à face dans ce qu’on imagine être une ruelle sombre ou un terrain vague près d’une voie ferrée en pleine nuit. Aucun n’est là par hasard : l’un d’eux, a fait de cet endroit sa vitrine, son terrain de prédilection pour vendre ce qu’il peut à ceux qui en ont besoin ; l’autre s’est aventuré ici à la recherche de quelque chose qu’il n’a pas l’habitude de consommer. S’agit-il d’un schéma classique dealer-client ou bien d’une transaction plus... charnelle ? Le doute ne cessera de planer sur cette nature, sans qu’il ne soit jamais apporté de réponse précise.

Sans jamais que cette transaction n’ait lieu non plus en l’occurrence, car l’un et l’autre, tels chien et chat, n’auront de cesse que de se renifler, de se justifier, de s’emporter ou de se séduire sans pour autant se satisfaire... Tous deux sont seuls, l’un dans sa condition, l’autre dans son désir inassouvi. La majeure partie de la pièce est occupée par la négociation, menée à grands coups de petits monologues comme autant de missiles sémantiques envoyés dans le camp adverse. La violence inéluctable n’arrivera, elle, que sur le tard, aussi sournoise que sous-entendue par le « Alors, quelle arme ? » final. Pour mener à bien ce sulfureux combat de coqs et de mots et sublimer l’âpre texte de Bernard-Marie Koltès, il n’y a pas la place à l’erreur dans l’interprétation et peu pour la mise en scène : le défi est relevé haut la main par cette belle production du Tol.

En effet, après le succès de Vincent River la saison dernière, Massimo Riggi est à nouveau bluffant dans un rôle petite frappe à fleur de peau, qui lui sied particulièrement bien. On a beau dire, le jeune acteur de 23 ans a non seulement la gueule de l’emploi, mais aussi les ressources et le talent pour incarner le très complexe dealer, tout à tour bienveillant, commerçant, manipulateur, écorché vif, nostalgique, menaçant, violent... Son partenaire Joël Delsaut est tout aussi convaincant et campe un client plus dans la retenue, un peu vieille France, se réclamant de valeurs telles que l’honneur ou l’affront équivalent. Venu chercher quelque chose dont il a visiblement et honnêtement honte, il ne laissera finalement jamais place à la tentation. Il est facile de ce fait pour le public d’en faire le méchant ou l’ennuyeux, mais Joël Delsaut a su en faire un personnage intègre et juste, un épithète applicable d’ailleurs à l’intégralité des deux prestations.

Pour la mise en scène, c’est Pol Cruchten qui s’essaie ici à un nouvel exercice pour cette première création de la saison au Tol. Plus habitué aux plateaux de cinéma, le réalisateur à la carrière éprouvée livre ici, assisté de Véronique Fauconnet, une mise en scène adéquate, sans fanfreluches inutiles qui auraient pu gêner les acteurs ou le public dans son appréhension du texte : un décor minimaliste entre jour et nuit, dur et froid, mais qui laisse passer le peu de lumière autant que les intrigues de chaque personnage, des interactions sobres mais tendues, chargées du désir que l’un projette sur l’autre tout au long de l’action.

Le Tol surprend donc une fois encore par un choix audacieux, difficile et pointu, qui aurait très bien pu prendre l’eau. C’était sans compter sur un casting de choix et une exécution impeccable, qui embarquent le spectateur dans une histoire aussi courte que vive, aussi éreintante qu’exaltante...

Dans a solitudes des champs de coton de Bernard-Marie Koltès ; mise en scène par Pol Cruchten, assisté de Véronique Fauconnet ; scénographie et costumes : Jeanny Kratochwil ; avec Massimo Riggi et Joël Delsaut sera encore joué au Théâtre Ouvert de Luxembourg les 10, 23, 24 novembre et le 1er décembre à 20h ainsi que les 20, 21, 22, 28, 29 et 30 novembre à 19h et le 18 novembre à 17h30 ; informations : www.tol.lu

Fabien Rodrigues
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