In et off biennale (1)

Les Très Riches Ors de Venise

d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2019

La Sérénissime a beau ne pas subir de voitures, la ville de Venise n’échappe pas pour autant aux embouteillages. Sur les canaux, mais le danger y vient en premier des grandi navi, mastodontes qu’ils se mettent à trois pilotes, deux devant un derrière, à tenir ; sur les quais, dans les ruelles aux heures de pointe, celles où les visiteurs à la journée regagnent leur embarcation ou bus. Heureusement, il y a moyen d’éviter, en même temps les rabatteurs des restaurants ; il faut se perdre à Venise et faire l’expérience de ce qui reste de vie (authentique) dans la lagune, avec de belles surprises.

Tel cet atelier de gondoles, des chalets en bois qu’on situerait ailleurs, un des derniers en activité, campo San Trovaso. Tel ce magasin de costumes et de masques, dans le quartier de Castello, rempli jusqu’au plafond, et l’on se met à imaginer que Kubrick a pu s’y servir, mais le rêve demande une mise en ordre, Vivaldi fait place à Chostakovitch, et le personnage de Cape Rouge remonte au-delà du carnaval, pour prendre un air de grand inquisiteur. Ce qui reste de Venise, le masque d’or, cet or des mosaïques, cette étincelle rappelle les fastes de jadis, témoigne du déclin, de rien de moins que de la mort.

Elle est présente partout, jusqu’à huit doges furent enterrés dans la crypte romane (envahie souvent par l’eau de la lagune) de San Zaccaria, on visite l’église plutôt pour les peintures de Bellini, du Tintoret, de Tiepolo. On retrouve ce dernier, quatre fresques, l’un des plus beaux décors rococo, à l’église des Gesuati, dans le sestiere de Dorsoduro ; à côté, à Santa Maria della Visitazione, on célèbre proprement (le temps d’un événement collatéral de la biennale) un mort, James Lee Byars, dans une chambre dorée, des feuilles d’or tout autour qui ont l’apparence craquelée des murs vénitiens. Nous sommes en 1994, l’artiste sait qu’il est atteint d’un cancer incurable, sur le sol de la galerie bruxelloise de Marie-Puck Broodthaers, il se couche dans cette somptueuse chambre mortuaire (déjà de style byzantin-vénitien), il mourra trois années plus tard, aujourd’hui, pour le rituel de deuil, des diamants marquent la position du corps.

L’œuvre appartient à la collection Vanhaerents, elle est accompagnée au milieu des Zattere par une pièce audio immersive de l’artiste libanais Zad Moultaka. Des sons, des paroles, se réunissant dans un chœur funéraire, viennent délicatement remplir l’église vide, l’espace d’une exposition où le langage musical tisse une sorte de continuo, là-dessus brille, éclate ce qui tient de la présence autant que de l’absence.

Constellation tout analogue dans l’une des salles de la Ca’ Corner della Regina, sur le canal grande, où est installée la Fondazione Prada, avec un mur également recouvert de feuilles d’or, et devant un porte-manteau avec son vêtement noir. Comme si son propriétaire l’avait juste délaissé un moment, pour le reprendre très vite ; seulement, Jannis Kounellis est mort en février 2017. Sa rétrospective, arrangée par Germano Celant, à elle seule vaut le voyage, rien que par l’impact des matériaux du représentant majeure de l’arte povera sur le palais du XVIIIe siècle. À quoi il faut ajouter bien sûr l’interrogation essentielle à laquelle confronte toujours Kounellis, interpellation incessante sur la vie, la mort, de la façon la plus radicale, la moins évasive. Je veux dire que cet artiste ne nous laisse pas d’échappatoire.

May You Live In Interesting Times, souhait exprimé par son curateur Ralph Rugoff et mis en exergue à la biennale. Les temps sont autres, l’art de même, inquiétants, dérangeants, des fois carrément désespérants. Quelques exemples, avec la vidéo de Jon Rafman et sa mise en question de l’identité même de l’être humain, avec l’artiste palestinienne Larissa Sansour, dans le pavillon danois, qui associe Bethléem et le désastre écologique, avec Laure Prouvost, la Française, qui enjoint au visiteur : Vois ce bleu profond te fondre.

Dira-t-on qu’à son tour le sable peut prendre la couleur de l’or ? Toutefois, ce n’est pas le lido, la plage est dans un magazzino de l’arsenal, terrain militaire, aux fenêtres munies de barreaux, pour Sun & Sea (Marina), l’opéra-performance de la Lituanie : « the slow creaking of an exhausted Earth » ne semble guère inquiéter ceux qui, vus du haut de la galerie, passent plus pour des vacanciers que pour des interprètes. De l’insouciance face à l’inéluctable, un moment de répit, peut-être, contredits par le texte de l’opéra, au bout le Lion d’or de la 58e biennale.

La biennale de Venise et les expositions collatérales durent jusqu’au 24 novembre ;
www.labiennale.org ; informations sur l’exposition The death of James Lee Byars, à la Chiesa di
Santa Maria della Visitazione, Fondamente Zattere Ai Gesuati : vanhaerentsartcollection.com ; l’exposition Jannis Kounellis se tient à la Fondazione Prada : www.fondazioneprada.org

Lucien Kayser
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