Ministre moderne : jusque-là, Jean-Louis Schiltz avait été le sunny boy du gouvernement, incarnant, avec Octavie Modert, le renouveau et le rajeunissement du CSV. Entré au gouvernement en 2004, à 39 ans, sans même passer par la casedéputé, il avait derrière lui une histoire houleuse de nomination sur les listes électorales du CSV – pour lesquelles il a dû être repêché, après que les délégués eurent rejeté la candidature de leur propre secrétaire général.
Et avait quelque peu bousculé le protocole en débarquant dans lesnégociations de coalition en mobylette, avec ses bracelets gris-gris et sa légendaire montre orange ; puis il s’est fait photographier sans complexes en train de faire du jogging, et ce bien avant Nicolas Sarkozy. Nommé d’abord ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire e tministre délégué aux Communications, et suite à sa relative popularité1, due notamment à son activisme dans le domaine de l’humanitaire, le jeune avocat s’est vu accorder une promotion lors du remaniement ministériel de février 2006, héritant du portefeuille de la Défense et devenant unministre desCommunications autonome. Et ce sont justement son activisme et savolonté de modernisation du paysage médiatique luxembourgeois jusqu’en 2009 (nouveau contrat de concession pour RTL, nouvelle loi sur les certificats audiovisuels, promotion du commerce électronique…) qui lui valent actuellement une vague de critiques qu’il a du mal à gérer. Car tous les citoyens-téléspectateurs n’étaient pas forcément demandeurs de tant de modernité.
En cause : le passage à la télévision numérique. Si la Commission européenne demande à tous les pays membres d’accomplir ce passage pour 2012, le gouvernement luxembourgeois a voulu jouer les premiers de classe enannonçant fièrement, le 27 février de cette année, que ce grand bond pouvait se faire dès le 31 janvier 2008 dans tout le grand-duché.
« Le Luxembourg sera ainsi le premier pays en Europe à passer autout numérique, » s’enthousiasma le communiqué officiel, publié lors de la présentation de l’accord-cadre « câble » signé entre les gestionnaires de droits2, la CLT-Ufa, qui avait négocié pour quelque 75 chaînes en tout, et plusieurs câblodistributeurs. Depuis cette annonce, les difficultés dans la réalisation de ce passage au numérique se sont additionnées en une sorte de grand embrouillamini– et les critiques pleuvent. C’est surtout l’histoire d’une précipitationpolitique et d’une mauvaise gestion de la mise en oeuvre.En gros, le public a compris de cette affaire, très mal communiquée, que les abonnements au câble deviendront plus chers, que les téléviseurs risquent d’être dépassés l’année prochaine et qu’il ne recevra plus les mêmes chaînes qu’aujourd’hui. Il n’en demandait pas tant. Lorsque, à ce changement de norme technologique,déjà assez difficile à implémenter, s’ajoute encore l’histoirerocambolesque des câblo-opérateurs – où deux grands groupes, Coditel et Eltrona-Siemens et quelques minuscules associations sans but lucratif locales, se partagent le territoire dans des situations de monopole, intenables selon la logique de libéralisation de Bruxelles –, avec des pratiques commerciales parfois pour le moins fantaisistes, le chaos est total.
Avant les vacances, le ministre s’est fait interroger et interpeller à plusieurs reprises par des députés de l’opposition – Félix Braz, Déi Gréng, Claude Meisch et Anne Brasseur, DP, notamment –, voire de son propre parti (Lucien Thiel, Laurent Mosar) sur les différents volets de ce dossier à multiples ramifications.
En premier lieu, les ménages s’inquiètent du coût de l’opération. AuLuxembourg, 99 pour cent des quelque 180 000 ménages sont équipés d’au moins un téléviseur (source : Statec), dont 78 pour cent perçoivent les programmes par le câble. Le passage au numérique équivaut en premier lieu pour eux à un investissement d’une centaine d’euros pour l’acquisition d’un décodeur qui permette de lire le signal numérique sur leurs téléviseurs actuels. Or, chaque poste nécessite un tel décodeur, donc les ménages à deux ou trois téléviseurs en sont déjà à plusieurs centaines d’euros. Puis, à terme, il faudra de toute façon changer d’équipement.
En outre, la convention-cadre de février règle aussi, enfin, la question du droit d’auteur des chaînes diffusées sur le territoire luxembourgeois. Si, depuis les débuts de la télévision, le grand-duché profitait toujours de sa position géographique centrale pour « voler » en quelque sorte l’accès aux programmes étrangers, la technologie numérique permet de mieux viser les régions destinataires des programmes.
Donc pour les chaînes, le Luxembourg et ses 400 000 habitantscommenceront à exister à ce moment-là et elles feront valoir leursdroits d’auteur – à juste titre. Elles avaient donné mandat à la CLT-Ufa de négocier ces droits pour le territoire luxembourgeois en leur nom.
La convention comporte une redevance forfaitaire de 55 euros par anet par abonné pour 80 chaînes de télévision – soit une augmentation« de 3,5 euros seulement par mois », comme le souligna Jean-LouisSchiltz. Or, beaucoup de téléspectateurs ne voient pas l’utilité de cedroit d’auteur, qui équivaut à 110 nu-méros de la Bild-Zeitung, puisque la télévision était toujours quasiment gratuite au Luxembourg (à l’exception des frais d’installation et des taxes pour l’entretien du réseau). En effet, le service public télévisuel esttraditionnellement assuré gratuitement pour le téléspectateur par laCLT-Ufa en contrepartie des concessions de télévision que le gouvernement lui met à disposition.
Puis il y a le choix des programmes : qui sait encore, déjà aujourd’hui, quelles chaînes il pourrait capter si son poste un peu désuet avait assez d’emplacements ? Selon l’étude Plurimédia de juillet, réalisée par TNSIlres, 35 pour cent des plus de douzeans regardent RTL Tele Lëtzebuerg, puis, parmi les chaînes étrangères, en ordre décroissant, TF1 (17 pour cent), ARD, Pro7, RTL Television, ZDF, M6, France 2… jusqu’aux deux pour centde Kabel 1. Difficile de s’imaginer les avantages d’undoublement de l’offre des chaînes.
En outre, certains programmes très populaires, comme Eurosport, DSF, Viva ou le portugais Sic, ne font pas partie de ce bouquet de 80 chaînes, tout simplement parce qu’ils n’avaient pas donné mandat à la CLT-Ufa et préfèrent négocier eux-mêmes avec les différents câblo-opérateurs. Or, le fervent de football ou de boxe ne seconsole pas avec BibelTV ou TV Breizh s’il est en train de rater la Champion’s League ou un championnat d’Europe.
Théoriquement, la télévision numérique permet aussi de crypter lesprogrammes très facilement, les plus sceptiques craignent donc une multiplication des chaînes à péage, qui risquent de rendre la télévision de qualité hors de prix. Les petits câblo-opérateurs locaux se sentent mis devant le fait accompli et ne savent comment financer le changement de technologie, dont le coût est estimé à quelque 25 000 euros – les asbl facturent souvent les seules dépenses de fonctionnement sans véritables marges et, partant, de réserves.Les grands opérateurs, quant à eux, offrent depuis plus d’un andes bouquets numériques à leurs abonnés. Ainsi, par exemple, les sociétés Eltrona et Siemens, qui offrent, sous le nom d’Imagin, sept de ces bouquets thématiques, de l’érotique à six euros par mois à Imagin Sport, le plus cher, à 42,50 euros. Coditel par contre, offre soit Coditel Plus, avec 53 chaînes pour 20,83 euros par mois, soit Premium avec 103 chaînes pour 38,33 euros mensuels.
Le fait que Coditel ait commencé dès le printemps, à facturer dans ses abonnements annuels, les droits d’auteurs de 2008 proratisés selon l’échéance de la facture annuelle, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu et a fait sortir le ministre de ses gonds d’une manière peu courante en politique luxembourgeoise. Car les clients comprenaient visiblement du courrier de Coditel que l’augmentation des droits d’auteur était due à l’initiative du ministre. Jean-Louis Schiltz, furieux, mit la société en demeure, face caméra. Et seule uneentrevue entre l’Union luxembourgeoise des consommateurs et Coditel, qui eut lieu le 27 juillet dernier, put calmer les esprits, Coditel s’étant engagée à ne plus demander les droits d’auteur de 2008 avant l’heure.
La plus grande peur des téléspectateurs est visiblement de ne plus capter que de la neige sur leurs postes s’ils ne passent pas au numérique d’ici le 31 janvier 2008, alors qu’ils n’avaient rien demandé. Dès qu’il a pris conscience de cette panique populaire,le ministre Schiltz a commencé à multiplier les interviewssur ce point justement, rassurant le public de la volonté du gouvernement d’accompagner le passage à la nouvelle norme, expliquant que seule l’introduction d’une redevance forfaitaire comprenant des droits d’auteur a justement pu éviter l’écran noir en 2008 et annonçant une surveillance accrue des pratiquescommerciales des câblo-opérateurs. Ainsi, l’Institut luxembourgeoisde régulation, compétent en la matière, doit publier une étudesur le secteur d’ici début septembre, étude dans laquelle il pourra aussi préconiser des mesures à prendre, comme par exemple l’abolition des monopoles régionaux.
Au choeur des critiques de la stratégie gouvernementale du passage au numérique s’est ajouté, en avril, le Conseil national des programmes qui déplore, dans un communiqué, que « le public résident n’a pas été consulté au préalable ; la démarche du gouvernement avec ses partenaires a été unilatérale » et qu’il y a lieu« de se soucier quant au contenu de l’offre, sans même mentionner laqualité [du] contenu ». De plus en plus, auprès du CNP, le très libéral Jean-Louis Schiltz se voit accoler le sigle « ministre RTL ».Pris en tenaille par ces critiques qui fusaient, visiblement contre toute attenteministérielle, Jean-Louis Schiltz a négocié une « phase de transition » qui va au-delà de janvier 2008. Dans le cadre d’une heure d’actualité sur le sujet, le 27 juin dernier à la Chambre des députés, il a annoncé que Coditel par exemple était prête à assurer une transmission analogique jusqu’à fin 2009 au moins. Ce qui fità son tour sortir l’association des antennes collectives, qui se dit représentantes de 130 000 ménages, de sa réserve : « Mit seiner Bitte nach einer Übergangsphase betreffend die Schrittweise Migration vom analogen zum digitalen Empfang rennt der Kommunikationsminister bei uns offene Türen ein, » écrit-elle le 6 juillet.
Et d’affirmer que les deux normes, l’analogique et le numérique, peuvent tout à fait coexister sur le câble. « Es besteht – aus unserer Sicht – keine technische Notwendigkeit ‘Hals über Kopf’ die analogen Programme komplett auszuschalten, » estimentles câblo-opérateurs. Encore un groupe que leministre s’est mis à dosdans ce chaos communicationnel. Le plus impressionnant dans cet enchaînement d’actes manqués et de malentendus est que toutes ces critiques à la mise en oeuvre du passage au numérique ont complètement masqué ses avantages, de la qualité du son et de l’image jusqu’aux possibilités technologiques comme par exemple le blocage de certains programmes inappropriés pour les enfantsou, à terme, l’interactivité. Mais il se pourrait que 2008 soit non seulement la fin de la gratuité de la télévision, mais aussi celle où la prédominance du câble sera abolie au profit d’autres technologies, comme la télévision numérique terrestre, de la transmission par satellite, par réseau téléphonique ou Internet. Et celle de la fin des monopoles des câblo-opérateurs. En 2007 en tout cas, l’aura du jeune ministre Schiltz aura pris un sacré coup de vieux.
1 51 pour cent d’adhésion dans la circonscription Centre selon TNS/Ilres [&] Allensbach pour le Luxemburger Wort au printemps 2006.
2 Sont signataires la Sacem, Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, et l’Algoa, Association luxembourgeoise de gestion des oeuvresaudiovisuelles.