« Nous avons l’impression d’avoir été mis en avant de matière injuste… On n’a parlé que de nous, alors que le problème est beaucoup plus global ». Le président des vignerons indépendants, Guy Krier (domaine Krier-Welbes, à Ellange-Gare) qui travaille en bio et n’utilise donc pas les pesticides incriminés, a un peu la sensation d’avoir reçu une balle perdue. Le 24 avril dernier, la publication de l’étude « Message from the bottle », menée par le réseau Pesticide Action Network Europe dont le Mouvement écologique est partenaire dans le pays, a effectivement mis en avant la présence de TFA dans la totalité d’un cortège de 49 bouteilles de vin en Europe, dont trois étaient luxembourgeoises. L’acide trifluoroacétique (TFA) est un résidu (métabolite) des PFAS, qui font partie des polluants éternels.
Si leur usage est désormais largement documenté dans l’industrie, par exemple dans les revêtements antiadhésifs des poêles, les vêtements en goretex ou antifeu, il s’avère que les PFAS entrent également dans la composition de nombreux produits phytosanitaires utilisés dans l’agriculture (herbicides, fongicides...). Actuellement, l’Union européenne en autorise plus d’une trentaine, dont la majorité est élaborée par Bayer.
La présence de ces PFAS dans des formules de pesticides s’explique par leur capacité à augmenter la stabilité des produits phytosanitaires, et donc leur efficacité. Ils améliorent l’adhérence sur les feuilles (notamment en cas de pluie) et réduisent la dispersion lors des traitements. Ces caractéristiques, qui permettent en théorie de moins traiter, sont systématiquement mises en avant par les fabricants au cours de leurs intenses campagnes de lobbying.
Des PFAS sont également utilisés dans l’enrobage de certaines semences, par exemple de maïs. Ces enveloppes font office de répulsif pour les oiseaux et les insectes et peuvent aussi renforcer la résistance des graines lors des épisodes de sécheresse.
Bien que l’étude des conséquences de l’exposition à des PFAS sur la santé n’en soit qu’à ses débuts, il est d’ores et déjà démontré que ce sont des perturbateurs endocriniens, qu’ils sont dangereux pour le système reproductif, le développement du fœtus et le foie.
Pas de contrôle sur les produits agricoles
Pourtant, le ministère de l’Agriculture reconnaît que si « des campagnes de contrôle de TFA dans l’eau embouteillée sont actuellement en cours, pour les produits agricoles, ce métabolite n’est pour le moment pas inclus dans les analyses de routine des labos ».
Du fait de leur nature particulièrement résistante, de leur toxicité, de leur faculté à s’accumuler et de leur présence généralisée dans la nature (corps humain compris), les PFAS représentent un très sérieux problème de santé environnementale, comme l’attestent de plus en plus de publications scientifiques. « TFA meets the criteria of a planetary boundary threat for novel entities because of increasing planetary-scale exposure, where potential irreversible disruptive impacts on vital earth system processes could occur », indique par exemple l’article « The global threat from the irreversible accumulation of trifluooacetic acid (TFA) », écrit par Arp et al. dans la revue Environmental Science & Technology en 2024, une publication à comité de lecture.
Mais le vin est loin d’être le seul produit concerné. Le député chrétien-social Jeff Boonen, un des deux seuls agriculteurs de la Chambre avec Luc Emering (DP), le confirme. Il dirige une exploitation laitière de 80 vaches et une centaine d’hectares, située dans l’ouest du pays à Elvange, près de Beckerich. « Je réalise une agriculture conventionnelle, je traite mes champs de céréales deux à trois fois par an d’abord avec un herbicide, puis un fongicide et enfin un régulateur de croissance si c’est nécessaire », indique-t-il. Certains des produits utilisés, notamment l’herbicide, contiennent des PFAS.
Il assure que son métier est devenu très complexe : « En tant qu’agriculteurs, nous avons de plus en plus besoin de conseil et d’accompagnement. On ne peut pas nous demander de tout connaître et de comprendre le principe de fonctionnement de chaque produit. Même pour moi, qui suis ingénieur-agronome (ndlr : diplômé de l’université de Gembloux), c’est compliqué. Quand un agriculteur pulvérise et qu’il voit que cela donne de bons résultats, il ne va pas se poser davantage de questions. C’est comme avec les médicaments : s’ils vous guérissent, vous n’allez pas chercher plus loin pour savoir comment. »
Jeff Boonen reconnait que le sujet « ne fait pas encore beaucoup de bruit dans la profession », mais il est conscient du problème et se félicite de l’interdiction du flufénacet, un herbicide classé en tant que perturbateur endocrinien en septembre dernier et que l’Union européenne a banni le 12 avril (les stocks peuvent être utilisés encore 18 mois). Selon les chiffres donnés par le ministère de l’Agriculture, le seul flufénacet représentait 52 pour cent des 5 505 kilos des vingt pesticides contenant des PFAS utilisés au Luxembourg en 2021/2022. Il était classiquement pulvérisé à l’automne pour éviter la pousse d’adventices qui entreraient en concurrence avec les cultures au printemps, à l’image du vulpin des champs, une graminée devenue particulièrement résistante aux herbicides traditionnels.
« Il ne faut pas discuter d’un seul produit, ou type de produits, mais plutôt mettre en place une réflexion globale pour diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires dans leur ensemble », propose Jeff Boonen. L’agriculteur a conscience que la tâche sera rude, « car il est toujours difficile de se passer d’une solution qui fonctionne », mais il affirme soutenir un changement de paradigme : « Il faut trouver des substituts à ces produits, ou bien changer de façon de travailler. »
La solution ? Une commission
La Chambre, justement, a évoqué ces questions à l’occasion d’une motion déposée le 4 mars dernier par Joëlle Welfring (déi Gréng). Le texte, signé également par le LSAP, déi Lénk et les Pirates, invitait le gouvernement « à définir et déployer au plus vite un plan d’action anti-PFAS », « à améliorer la base de connaissances » sur le sujet et « à assumer un rôle moteur au sein de l’UE en matière de régulation et réduction des PFAS ».
Arguant de la difficulté à obtenir un consensus au sein du Conseil de l’Europe, Simone Beissel (DP) a indiqué préférer mettre en place une commission interministérielle pour « prendre le temps de réfléchir calmement. » Une position soutenue par le président de la commission de l’Environnement Paul Galles (CSV) et applaudie par le ministre de l’Environnement Serge Wilmes (CSV). Franz Fayot (LSAP), Joëlle Welfring et Sven Clement prenaient acte en regrettant le manque de volontarisme du gouvernement, quand David Wagner pointait « un signal catastrophique envoyé à la jeunesse. »
On sent effectivement la question très sensible. Un groupe interministériel aussi informel que discret comprenant l’Environnement, la Santé, l’Agriculture a bien été créé. Le ministère de l’Agriculture indique qu’il « suit et évalue les nouvelles connaissances scientifiques en vue de proposer au gouvernement d’éventuelles mesures au niveau national pour réduire la présence de PFAS/TFA dans l’environnement. Le groupe servira également de plateforme en vue d’échanger sur les plus récentes évolutions aux niveaux national et international. »
À l’échelle de l’Union européenne, si la question est traitée, il semble qu’il faudra attendre tout autant pour obtenir des réponses claires. L’Administration luxembourgeoise vétérinaire et alimentaire, qui fait partie du groupe interministériel, indique que « pour l’instant, il n’y a pas de perspective à court terme d’une position ou législation européenne sur le TFA » et que « la mise à jour de l’avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments est attendue pour octobre 2025. »
Le fait, par exemple, que l’utilisation des produits phytosanitaires contenant des PFAS soit toujours autorisée dans les surfaces agricoles présentes dans les zones Natura 2000 et que certains soient accrédités dans toutes les zones de protection des sources, y compris celles les plus strictes (comme autour du Stausee), n’est admis que du bout des lèvres. Or le TFA est très soluble et se propage très rapidement à travers le cycle de l’eau. L’été dernier, une précédente étude menée par le réseau Pesticide Action Network Europe avec le Mouvement écologique avait déjà révélé « une pollution alarmante des eaux souterraines et des rivières par le TFA ». Ce métabolite était présent dans toutes les analyses menées au cours de l’opération. Au Luxembourg, les échantillons provenaient de l’Alzette et d’une source d’eau potable à Dommeldange.
Autorisés dans les zones protégées
Autour du plus grand réservoir d’eau potable du pays, la Landwirtschaftlech Kooperatioun Öewersauer (LAKU) a été créée par le Sebes (Syndicat des eaux du barrage d’Esch-sur-Sûre), le parc naturel de la Haute-Sûre et des agriculteurs volontaires. En fin d’année dernière, l’étude des cahiers de terrains dans lesquels les agriculteurs consignent tous les traitements phytosanitaires réalisés a permis d’obtenir des données sur environ un tiers des surfaces exploitées par les membres de la LAKU, soit à peu près 1 800 hectares. Il ressort que des produits contenant des PFAS ont été utilisés sur onze pour cent des surfaces, dont 17 pour cent par un herbicide dont l’autorisation expirera en juillet 2025. Or, la LAKU, justement, encourage les agriculteurs à choisir des alternatives à ces substances, notamment par le biais du désherbage mécanique ou d’autres méthodes non chimiques de gestion des terres.
Les problématiques de santé publique posées par les PFAS, des produits largement utilisés dans l’industrie depuis les années 1950 et dans l’agriculture depuis environ deux décennies, sont donc loin d’être concentrées dans des hot spots situés dans les zones d’activité. La pollution est très vraisemblablement importante aussi dans les campagnes. Si son ampleur est encore difficile à discerner, faute d’études suffisantes, les avertissements de nombreux scientifiques sont à prendre au sérieux.
« La réponse doit être politique », assure Jeff Boonen. Est-ce qu’une énième commission suffira ? Peut-être que le ministre de l’Environnement, qui n’a pas répondu aux questions du Land, ou la ministre de l’Agriculture Martine Hansen seront plus explicites lorsqu’ils répondront à la question parlementaire posée par Claire Delcourt et Franz Fayot (LSAP tous les deux) portant, justement, sur les résultats de l’étude menée par PAN Europe.
Sur le terrain, en tout cas, de nombreux agriculteurs et vignerons avouent être perdus devant la complexité d’un sujet qu’ils n’avaient pas vu venir. Mais beaucoup ont pris la mesure du problème. « L’analyse concernant la présence de TFA dans le vin est très intéressante, affirme le conseiller œnologique des vignerons indépendants, Jean Cao. Elle indique clairement que nous ne sommes pas sur le bon chemin et qu’il faut revoir notre façon de travailler. Et pas uniquement dans le vin, mais pour tout la production agroalimentaire. »