Rock soviétique

Les chants de l’autre Russie

d'Lëtzebuerger Land du 21.10.2022

« Mieux vaut entendre ça que d’être sourd » est de ces locutions proverbiales dont on peut douter de la sagesse. Depuis des mois, sur les écrans de télévision un peu partout en Europe, des experts évoquent l’altérité absolue de l’homo russicus, à qui l’on reproche une soumission aveugle au régime dictatorial de Vladimir Poutine. Une experte de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne allant jusqu’à déclarer dans un talk-show très en vogue sur une chaîne publique allemande que même si les « Russes » avaient l’apparence d’Européens, ils ne l’étaient pas. Du moins d’un point de vue culturel, puisqu’ils auraient un rapport différent du « nôtre » avec la violence et la mort. Ce genre d’essentialisme est assez inquiétant. Comme nous le rappelle l’histoire récente du continent, les discours altérisants et l’érection de murs entre « nous » et « eux » ne contribuent guère à la résolution des conflits.

Dans ce contexte très particulier, on ne peut s’empêcher de penser que la surdité serait parfois préférable aux variations sur le thème du Russe inhumain. Mais comme sourds nous ne le sommes point, le moment est peut-être venu de ressortir quelques vieux 33 tours de groupes de rock et de musique électronique soviétiques des années 80, une époque où, profitant des nouvelles libertés de la pérestroïka, ils dénonçaient les maux de leur société. En fait, à la réécoute, on se rend compte qu’ils parlent aussi de la nôtre aujourd’hui, que ces artistes, tout Soviétiques et parfois Russes qu’ils fussent, ne sont pas si différents de nous.

Alors commençons par une chanson dénonçant un fléau que nous ne connaissons que trop bien : celui de la bureaucratie. Que celui ou celle qui ne s’est jamais senti pris en otage par un bureaucrate trop zélé jette la première pierre. Le groupe s’appelait Biokonstruktor, et la chanson Biorokrat. Formé en 1986, le groupe devint bien vite l’un des fers de lance de la musique électronique en URSS. Leur album Tantsi Pa Video (Vidéodanse), à l’origine un magnifique exemple de « magnitisdat », c’est-à-dire un enregistrement réalisé sur un magnétophone et distribué en sous-main, en vaut le détour. L’album proposait une critique du système soviétique tout en abordant des questions nous concernant toujours comme la relation avec la technologie, la machinisation et la déshumanisation. La chanson Biorokrat, quant à elle révélait l’aliénation progressive du bureaucrate, tout puissant mais détesté de tous : « Presque toujours invisible/ jamais seul/ mais toujours mal-aimé. »

Bien évidemment la musique underground soviétique ne se limitait pas à la russophonie. Son cœur battant était dans les républiques baltes où musiques punk et new-wave florissaient dans les années 80. Un groupe lithuanien se faisait remarquer en particulier du fait qu’il ne cessait de remettre en question le discours officiel. Leur nom était tout un programme : Antis. Antis signifie « canard » en lituanien, mais c’est également un mot d’argot pour désigner un article de presse mensonger. Antis se prenait moins au sérieux que les artistes de Biokonstruktor, mais dénonçait aussi l’aliénation et l’impuissance dans un monde totalitaire où le danger d’un conflit nucléaire était bien réel. En fait, eux aussi chantaient des hymnes pour le 21ème siècle. Leur chanson Zombiai (Zombies), une cover de Down under du groupe australien Men at work, s’écoute aujourd’hui comme le chant du cygne de ceux qui refusent de se soumettre au dictat de la pensée unique, la pensée qui « zombifie » : « Une menace inopinée vient de surgir/ les zombies sont sur le point d’arriver/ Angoissé la nuit, je ne peux dormir / les zombies menacent d’attaquer ». Pour la petite histoire, l’on retiendra que certains fans pensaient que le nom du groupe était un acronyme : Anti-S comme antisoviétique. Ce malentendu n’empêcha nullement le groupe d’être une des têtes d’affiche de la série de concerts de rock historique au stade Loujniki à Moscou en décembre 1987.

De la Lituanie passons à ce qui à l’époque était encore Leningrad (Saint Pétersbourg) pour dénoncer avec le groupe Télévisor, le fascisme ambiant. Formé en 1984, ce groupe inclassable fortement influencé par le rock industriel et la new-wave, allait écrire l’hymne antifasciste par excellence : Tvoï papa fasciste, « ton papa est un fasciste ». Si aujourd’hui cet hymne est un must de toute manifestation critique du régime de Poutine, que Télévisor dénonce depuis toujours, à l’origine il se voulait aussi être une critique du paternalisme, en particulier de la figure paternelle violente et soumise au régime, quel qu’il soit. La critique de l’autorité du père, voilà bien un thème avec lequel les ados du monde entier peuvent s’identifier. Pour ce qui est de la dénonciation du tyran, père de la nation, elle pourrait être reprise en cœur de l’Espagne de Franco à la Turquie d’Erdoğan: « Peut-être qu’il est juste cruel/ Peut-être qu’il ne connaît pas Schopenhauer/ Mais la volonté et le pouvoir sont tout ce qu’il a/ Et je ne le suivrai pas ! »

Mais nul article évoquant le rock soviétique ne peut vraiment ignorer le mythique groupe Kino, fondé à Leningrad en 1984. Moins politisé que les précités, le chanteur Victor Tsoï n’en chantait pas moins un désir de liberté. Leurs nombreux albums, souvent produits dans un contexte de flirt intense avec l’illégalité, continuent à séduire les amateurs de rock alternatif. Alors pour terminer, écoutons Kamchatka, moins une référence à la lointaine péninsule à l’extrémité orientale de la Russie, qu’à la chaufferie où Tsoï travaillait pour se financer, n’étant pas salarié en tant que musicien officiel. Kamchatka, titre tiré de l’album Natchalnik Kamchatka (Le patron du Kamchatka, 1984) est donc une balade à écouter par tous ceux qui veulent vivre leur rêve malgré tout : « Quel étrange endroit, le Kamchatka/ Quelle douce parole, Kamchatka/ J’y ai trouvé du minerai, j’y ai trouvé l’amour. » .

Tvoï papa fasciste

Laurent Mignon
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