Les organisations patronales luxembourgeoises ne débauchent pas de coûteux managers du secteur privé ; ils reproduisent leurs cadres en interne. Dans les grands traits, les biographies des permanents patronaux se ressemblent. Après d’éphémères passages par le secteur privé, Jean-Jacques Rommes (UEL), Serge De Cillia (ABBL), Thierry Nothum (CLC), Romain Schmit (Fédération des artisans) et Tom Wirion (Chambre des métiers) sont entrés, trentenaires, dans les syndicats patronaux et y ont commencé leurs lentes et patientes ascensions.
La tendance à la fonctionnarisation est la plus marquée dans les deux Chambres patronales (celle de commerce et celle des métiers), auxquelles leur intégration institutionnelle impose un certain devoir de réserve. Le fonctionnement interne des Chambres se rapproche de celui d’une administration. La différence entre les six fédérations patronales (ABBL, Fedil, Fédération des artisans, Aca, Horesca et CLC) et les deux Chambres patronales se mesure jusque dans l’habitus de leurs directeurs. Les premiers affectent un franc-parler polémique et populaire, en comparaison duquel les actuels directeurs des Chambres patronales, plus effacés et diplomatiques, font pâle figure.
À l’instar de Carlo Thelen, la plupart des actuels dirigeants de la Chambre de commerce y ont fait leur entrée à la sortie de l’université dans les années 1990, sans faire escale dans une entreprise du privé. Un long fleuve tranquille, loin des tracas de la mobilité et de la flexibilité professionnelles. Les allers-retours avec l’administration sont également fréquents, à l’instar de Tom Theves, ancien de la Chambre de commerce devenu le bras droit du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP), ou de Pierre Gramegna, haut fonctionnaire et diplomate passé à la Chambre de commerce avant de se faire catapulter ministre des Finances.
Tom Wirion avait trente ans lorsqu’en 1999, il entre à la Chambre des métiers pour y monter un service juridique. Il est directeur de la Chambre depuis ce février et se retrouve dans une situation ingrate. Wirion dit avoir découvert les plans du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) un vendredi treize (décembre 2013) à la lecture du Land : « Il n’en était pas fait mention dans l’accord de coalition et je n’en avais pas été prévenu… J’étais très surpris ». Dans l’article, le ministre déclarait étudier la possibilité de « mettre ensemble la Chambre de commerce et la Chambre des métiers ». Un mois plus tard, à la mi-janvier, au pot du nouvel an de la Chambre des métiers, le ministre réitéra sa réflexion. Dans l’auditoire certains avalèrent de travers, la fête était ruinée.
Depuis, tous avancent sur la pointe des pieds. Le président de la Chambre de commerce Carlo Thelen, a décliné de commenter. Sans doute pour ne pas commettre l’indélicatesse de donner l’impression de se réjouir d’une fusion qui, dans ses effets, pourrait tourner en sa faveur. Le président de la Chambre de commerce Michel Wurth pointe les « services très similaires » offerts par les deux Chambres, mais ajoute qu’une fusion ne sera réussie « qu’à condition que tous s’y retrouvent et qu’il n’y ait pas d’absorption de l’un ou de l’autre. » L’ancien avocat Tom Wirion tourne autour du pot : « On peut parler de tout », répète-t-il, mais, de manière « objective », « sachbezogen » et, surtout, « ouverte ». Et à tous, de Jean-Jacques Rommes (UEL) à François Koepp (Horesca), en passant par Michel Wurth (qui est également président de l’UEL et vice-président de la Fedil), de souligner que les petites et moyennes entreprises (PME) devraient trouver leur compte dans la fusion. Jusqu’ici, la seule chose que les deux Chambres aient acceptée, c’est de se rencontrer au sein d’un groupe de travail pour considérer des synergies.
La réunion de la Chambre des employés privés avec celle du travail avait surtout profité à l’OGBL et a rappelé que, lors d’une fusion entre deux institutions, on a tout intérêt à ne pas être le maillon faible. Or, face à la Chambre de commerce, la Chambre des métiers fait figure de parent pauvre. Elle emploie soixante personnes contre 112 à la Chambre de commerce et dispose d’un budget de 10,5 millions d’euros contre 45 millions pour la Chambre de commerce. Grâce aux cotisations des 45 000 holdings, la Chambre de commerce dépend peu du budget de l’État qui ne fournit que deux pour cent à son budget. La Chambre des métiers par contre est autrement plus vulnérable, puisque plus de la moitié de son budget provient des ministères de l’Économie et de celui de l’Éducation. La réduction de ses dotations devrait la motiver à chercher des synergies, ce à quoi Xavier Bettel avait « encouragé expressément » les Chambres lors de la présentation de son « paquet d’avenir » au Parlement.
Reste que l’incapacité du gouvernement à fusionner deux de ses propres agences de promotion (Luxembourg for business et Luxembourg for finance) peut laisser dubitatif sur sa capacité à officier sur un mariage forcé entre deux institutions qui ont 90 ans sur le dos. À la secrétaire d’État Francine Closener, aidée par Tom Theves, de faire démarrer les discussions entre les deux Chambres dans les prochaines semaines : « Je serai à la première réunion, ensuite ce sera à eux de voir où ils voient des synergies ». Comme dans un mauvais film, le duo Closener/Schneider donne le duo good cop/bad cop. Alors que la première se veut encourageante et rassurante, le second joue le provocateur avec un plaisir d’autant moins dissimulée que, électoralement, ce rôle pourra difficilement lui nuire. Invité il y a deux semaines à la Radio 100,7, Etienne Schneider n’a pas boudé son plaisir et a lancé quelques piques bien placées : « Ce sont exactement les mêmes qui, à longueur de journée, nous rabattent les oreilles avec la simplification administrative, la modernisation et les réformes. Et ils se basent sur des structures séculaires qu’ils refusent de mettre en question ! Je le dis comme je le pense : pour moi, les réticences ont beaucoup à voir avec des postes et des Pöstelcher que certains craignent de perdre. »
Le reproche de traditionalisme touche au cœur de ce que la Chambre des métiers considère comme son identité, mais qui est également source de contradictions. « Ici, les artisans se sentent chez eux, dit ainsi Romain Schmit, directeur de la Fédération des artisans (FDA). D’une certaine façon, c’est la maison des corporations et de ses traditions. » Pour Tom Wirion, la tradition n’aurait pas que des désavantages, « elle fournit également des repères ». En 1908 déjà, le Conseil d’État avait rangé la Chambre des Artisans dans la lignée des corporations d’Ancien Régime. En aucun cas, disait-il alors, la Chambre des artisans ne devrait être chargée de la surveillance de l’apprentissage et de la formation continue ; ce sont aujourd’hui ses deux fonctions centrales.
Historiquement, le découpage des organisations patronales est le produit composite d’une définition négative (par le mouvement ouvrier), d’une délimitation juridique (par l’État) et des corporatismes particuliers internes. Déjà en 1924, face aux cheminots, vétérinaires et détaillants qui réclamaient leur Chambre professionnelle à eux, le Conseil d’État avait mis en garde contre « un éparpillement des forces qui aboutirait à un nombre exagéré d’organes consultatifs qui ne rechercheraient que le profit de leurs affiliés peu nombreux ». Tom Wirion peint le spectre d’une prolifération des revendications particulières de fédérations de métiers désorientées dans une gigantesque Chambre unique fonctionnant au plus petit dénominateur commun. Au lieu d’avoir unifié la représentation patronale, prévient-il, la fusion pourrait contribuer à leur éclatement, chaque petite fédération faisant valoir ses points de vue en dehors du cadre institutionnel. Une sorte de balkanisation du continent patronal.
La Chambre des métiers inclut toutes les activités économiques soumises au droit d’établissement. Cela donne un pot-pourri qui réunit le maître fourreur et la multinationale du nettoyage, la fabrique de pain Panelux et la pâtisserie du village, Giorgetti & Kuhn et la petite menuiserie. Que la petite épicerie soit affiliée à une autre Chambre professionnelle que le boulanger du coin ne ferait plus grand sens, estime Francine Closener. Confronté à cet argument, Romain Schmit pousse plus loin le raisonnement : « Si on part vraiment d’une page blanche, alors allons-y : pourquoi ne pas réunir l’Horesca, le commerce et les artisans au sein d’une Chambre des PME ? Pour moi, ce serait une réelle alternative. »
Une hypothèse qui, en passant, renforcerait la Chambre des métiers au détriment de celle du commerce où l’Horesca et la CLC sont actuellement hébergées, mais où elles restent ultra-minoritaires. Si la discussion dévierait sur les champ des critères de découpage, elle pourrait ouvrir une boîte de Pandore et faire remonter d’anciennes lignes de partage enfouies : actionnaires contre managers, grands contre petits, proches ou loins des clients, industries des services et des produits tournés vers l’exportation contre ceux qui opèrent sur le marché local…
Or le temps des clivages idéologiques entre doctrines économiques étatistes, cartellistes, corporatistes ou libre-échangistes semble révolu. Sur les grands enjeux économiques, les représentants des artisans comme ceux des industriels, des épiciers comme des banquiers partagent un même cadre de référence libéral, « désidéologisé » et « pragmatique ». Leurs intérêts, disent-ils, sont identiques à celui du pays. Une équation entre intérêts particuliers et intérêt général scellée par la formule magique de la « compétitivité ». Les neuf directeurs des organisations patronales se retrouvent toutes les deux semaines pour une réunion à l’UEL où ils accordent leurs tactiques : « Nous regardons quelles lois sont en préparation, et déterminons qui interviendra où et dira quoi à qui »,explique Jean-Jacques Rommes qui, comme directeur de l’UEL, préside ces discussions. « L’UEL est plus militante que les Chambres professionnelles », estime Michel Wurth. « C’est un peu un syndicat du patronat, comme le Medef en France ». L’UEL excelle surtout à gérer en interne les conflits entre différentes composantes du patronat luxembourgeois. Sur les dissensions, peu filtre vers l’extérieur. Le patronat a ainsi réussi là où le salariat a échoué : dans la constitution d’un syndicat unique. Toutes les entreprises sont affiliées à une des deux Chambres patronales, qui, elles, sont membres de l’UEL. Par ce jeu de poupées russes, l’UEL peut se targuer de parler au nom de toutes les entreprises, de la Deutsche Bank au Kebab du coin.
Les permanents de la cause patronale apportent une expertise pointue sur des dossiers très techniques et de bons contacts auprès des fonctionnaires, politiciens et journalistes. Or leur éloignement du terrain social peut favoriser une tendance à l’abstraction idéologique qui, en partie, explique le crash de l’institution nationale Tripartite. Au quotidien, les patrons se savent condamnés au dialogue social, ils doivent tant bien que mal trouver un modus vivendi avec les salariés, les délégués du personnel et les syndicats. C’est au niveau national que les rencontres entre fonctionnaires syndicaux et patronaux tournent au vinaigre. Reste qu’au Luxembourg, l’écart entre fonctionnaires patronaux et chefs d’entreprise est moins creusé qu’à l’étranger. L’exiguïté et la promiscuité sociales favorisent un contact plus direct entre la base et l’appareil : un patron peut joindre directement le directeur de sa fédération, sans devoir passer par une myriade de sous-fédérations et de leurs permanents afférents.
Sociologiquement, les présidents et vice-présidents des organisations patronales forment un portrait de famille. Roland Kuhn et Roland Dernoeden (Chambre des métiers), Michel Wurth (Chambre de commerce et UEL), Robert Dennewald et son probable successeur Nicolas Buck (Fedil) ou Fernand Ernster (CLC), tous sont issus de la vieille bourgeoisie luxembourgeoise. Vingt ans après l’introduction du droit de vote des étrangers aux élections des Chambres professionnelles, on continue à parler luxembourgeois dans la plupart des réunions des organisations patronales. Et, incidemment, les heureux élus sont quasiment tous des hommes. La secrétaire d’État à l’Économie, Francine Closener (LSAP) relate sa surprise à sa première réunion avec les organisations patronales : « Je me suis rendu compte que j’étais la seule femme à cette réunion, ce que je le leur ai dit, en rigolant. »
Il serait tentant de voir dans cet entre-soi des héritiers du capitalisme luxembourgeois la quête d’une notabilité locale ou d’un calcul économique. Or cette grille de lecture utilitariste est réductrice. Subjectivement, les patrons disent vivre leur investissement comme un engagement bénévole, voire comme un sacrifice. On ne se bouscule pas pour devenir président d’une organisation patronale. La longue recherche d’un nouveau président de l’ABBL vient de le rappeler (voir d’Land du 27 juin 2014). Le peu d’engagement est en partie dû à un manque de temps et aux arcanes de l’exercice du pouvoir au Grand-Duché difficilement pénétrable pour les managers expats. Or, il exprime également une impuissance. Car c’est souvent dans les maisons-mères, loin du Luxembourg, que se définit la stratégie mondiale des groupes. La plupart du temps, les vrais « décideurs » sont ailleurs.
Comme l’a découvert à ses dépens le président de la Fedil Robert Dennewald, les chefs d’entreprise sont difficiles à mobiliser : seule une trentaine avait suivi son appel et envoyé une lettre de protestation à propos de l’index au ministre Schneider. Face au désintérêt de leur base, les organisations patronales (comme les syndicats) se sont mutés en fournisseurs de services : assistance juridique, offre en formation et guidage à travers la jungle administrative. Pour que les entreprises s’encartent et paient leur cotisation, il faut présenter une offre alléchante. Le réseautage en fait partie. Dans le milieu patronal, pour reprendre la formule du sociologue français Michel Offerlé, « l’échange de cartes de visite est le gage d’une réunion réussie ». « En marge de nos conférences se sont déjà constituées des groupements d’achats », estime le dirigeant d’une organisation patronale. Et d’ajouter : « Or il nous faut également démontrer notre impact sur l’élaboration politique, sinon où est l’intérêt pour une grande firme de devenir membre. »
Aux manifs de rue, les organisations patronales préfèrent la mobilisation discrète de l’expertise et du lobbying : rapports, entrevues, statistiques, colloques, sondages et coups de téléphone. Alors que les communiqués des syndicats sont résumés sur les pages politiques, ceux des organisations patronales se retrouvent dans les pages économiques, preuve qu’ils sont entourés d’une aura de scientificité. Quant au lobbying, le partage des rôles est calibré. Comme l’explique le dirigeant d’une organisation patronale, les fédérations interviennent discrètement en amont, lors de l’élaboration législative, les deux Chambres patronales n’entrent en scène qu’une fois le projet de loi déposé. Pour les dossiers européens, les fédérations internationales commencent leur lobbying à Bruxelles auprès de la Commission, les organisations nationales prenant ensuite le relais auprès des politiciens, pour préparer le terrain en vue des Conseils des ministres.