Les ONG de développement peuvent-elles échapper à leur instrumentalisation ?

« (Sur)jouer le jeu »

d'Lëtzebuerger Land du 02.05.2025

Il y a moins d’un an, je démissionnais de ma fonction de responsable d’une organisation non gouvernementale de développement (ONGD) parce que je ne souhaitais plus mettre mon implication professionnelle au service de ce que je considère être une instrumentalisation des ONGD par les acteurs nationaux, publics et privés, de l’économie impériale1. Ce sont des convictions politiques affirmées, libertaires et anticapitalistes qui m’ont amené à poser ce choix, mais je pense que l’analyse de la coopération luxembourgeoise que je propose ici dépasse le cadre de ces convictions et peut être partagée, en tout ou en partie, par nombre de personnes aux opinions différentes. Le moment est-il bien choisi pour élever la voix sur ce sujet alors que la coopération internationale est remise en question de toutes parts ? Ne convient-il pas de sauver l’essentiel ? Je ne le pense pas. Le choc actuel est l’occasion de poser les bonnes questions, en évitant le piège d’une prétendue convergence avec ceux-là même qui instrumentalisent la coopération internationale. L’origine droitière et extrémiste des attaques brutales dont elle est la cible ne l’absout pas d’une critique de gauche dès lors que celle-ci touche à ses fondements.

Le mode de vie impérial, négation de la justice sociale.

Le mode de vie impérial adopté par les classes aisées dans le Nord global et par les élites des pays des Suds n’est pas négociable. Le capitalisme aujourd’hui financiarisé et mondialisé, qui génère ce mode de vie (lui-même frappé de nombreux maux), est à l’origine de la pauvreté persistante et des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, de l’exploitation des travailleurs et travailleuses, de l’accaparement des ressources des communautés locales, de l’humiliation des précarisés et de la destruction du vivant. Ces effets, qui lui sont indissociablement liés2, se manifesteront avec davantage de brutalité dans la nouvelle ère du capitalisme de la finitude3 qui pointe déjà le nez.

Le mode de vie impérial est la négation de la justice sociale. Or, c’est dans ce contexte qu’agissent les ONGD. Les cadres administratif, politique et médiatique notamment qui régissent leurs champs d’intervention s’inscrivent dans l’ordre capitaliste avalisé par la puissance publique ; les plus transformatrices d’entre elles sont amenées à faire en permanence le grand écart entre les pratiques qu’imposent ces cadres et leur idéal d’une société juste, solidaire et harmonieuse avec la Terre et leur ambition émancipatrice et décoloniale. Au fil du temps, j’ai pris conscience que cette tension est une contradiction ; j’ai aussi fini par être convaincu que tant le statut de l’ONGD que ses actions spécifiques aboutissent à rendre acceptables les idées et les mécanismes qu’elle dénonce et combat. C’est en ce sens que je parle d’instrumentalisation⁴. En plaidant pour une « finance durable » nous accréditons l’idée qu’elle puisse l’être. En revendiquant la « redevabilité » des entreprises nous laissons entendre qu’il suffit qu’elles rendent des comptes. En œuvrant pour le devoir de vigilance nous acceptons que la diligence des entreprises soit « raisonnable », mais raisonnable au regard de quoi ? En développant nos partenariats dans les Suds nous acceptons les conditions de l’État et nous entretenons l’hégémonie de la rationalité occidentale. En collaborant à l’aide au développement nous crédibilisons le discours vertueux de ceux qui cherchent à préserver l’économie impériale.

Le 1% du PIB consacré à l’aide au développement : l’arbre qui cache la forêt

Nous accréditons donc des positions que nous pensons contester. Et nos adversaires tentent de tirer tout le bénéfice possible de cette ambivalence. Ainsi, Luxembourg Sustainable Finance Initiative⁵ se plait à nommer les ONG « stakeholders », comme si nous avions quelque chose à défendre en commun. L’IMS Luxembourg⁶ a, quant à lui, cherché à embarquer, à la veille des dernières élections législatives, les ONG dans « One Planet Luxembourg », cette campagne qui visait à faire croire que, face aux responsables politiques, il y avait une grande famille unie, mue par les bons sentiments, partageant les mêmes convictions sur les enjeux climatiques.

Mais la plus grande instrumentalisation est sans conteste le fait de l’État. Les budgets qu’il consacre à l’aide au développement, le 1 pour cent du PIB érigé en fierté nationale, sont un soulagement de la conscience sans impact sur la racine des maux dont souffrent le monde, un écran de fumée visant à détourner les regards des effets du capitalisme financiarisé et mondialisé dont le Luxembourg est un fer de lance. Ce pays est un concentré de ce qui constitue l’essence de l’économie impériale. Résultat de politiques publiques bien pensées, sa santé matérielle y est indexée. Quand l’État donne d’une main, avec ostentation et en bénéficiant du concours, plus ou moins assumé, souvent candide, des ONGD, il retire de l’autre tant de fois plus aux populations des Suds, même là où ce n’est pas lui qui agit directement mais une multitude d’opérateurs économiques et financiers dont il rend l’action possible, qu’il soutient, qui l’alimentent et le déterminent⁷.

La coopération au développement apparaît comme une action sur les symptômes, soigneusement mise en scène pour contribuer à déjouer toute prise de conscience des causes de la maladie. L’accroissement en cours de la mainmise du ministère de Affaires étrangères sur les ONGD et sur le Cercle des ONGD marque clairement la volonté des autorités d’en renforcer l’instrumentalisation. Qui dit instrumentalisation dit limitations : si je suis l’instrument d’un autre, c’est ce dernier qui définit le périmètre de ma liberté. Dans chaque secteur d’activité, la liberté des ONGD est largement contenue, parfois même auto-contenue. Dans ce qui est appelé « le plaidoyer », la critique est tolérée lorsqu’elle porte sur les dérives du régime économique impérial, alors que c’est le régime lui-même qui est en cause. La contestation tolérée ne peut toucher le cœur du système ; son effet ne peut donc être que marginal et non subversif. Si, comme ONGD, je plaide pour le devoir de vigilance, c’est parce que je pense que les entreprises capitalistes peuvent devenir vertueuses en étant vigilantes aux droits humains ; ce faisant, je nie, ou feins d’ignorer, que le ressort de toute activité capitaliste est la recherche du profit pour le profit, l’accumulation sans fin du capital, sans égard à ce qui est produit, ni à la façon dont on produit⁸. Le devoir de vigilance est destiné à n’être qu’un processus superficiel, une usine à gaz faite de cases à cocher et de feuilles Excel à remplir, alimentant une cohorte de consultants experts en « Responsabilité sociétale des Entreprises ».

La bonne propagande et le marketing

Interdisant, dans les « conditions générales » qu’il adresse aux ONGD, toute propagande (façon classique de faire passer le discours dominant pour de la non-propagande, comme si ce discours-là n’était qu’une traduction non idéologique d’un état naturel des choses), l’État les invite à être constructives. Il les associe à des processus participatifs et de concertation, les sollicite beaucoup, mais pose, de manière explicite ou implicite, des balises absolues : Il ne s’agit pas de remettre en question le mode de vie impérial, ni le modèle de croissance économique, ni les fondements du secteur de la finance⁹. Participer, en tant qu’ONGD, à ces processus contribue une nouvelle fois à légitimer l’action conservatrice de l’État puisque la logique-même du modèle à préserver ne peut être contestée. Qui la conteste perd voix au chapitre, écarté du cercle consensuel de la sphère institutionnelle. Et refuser de collaborer est de fait inenvisageable, puisque « nous vous payons pour cela ».

Dans le secteur de « l’éducation au développement », les ONGD font désormais face à un public atomisé ; l’offre d’éducation au développement s’adresse à des citoyens perçus comme des clients qu’il convient de convaincre au travers d’une communication performante et d’un marketing adapté. À contrecœur, nous empruntons une voie commerciale qui entre en tension avec nos valeurs. La norme marchande est devenue la norme que nous imposent, sans distance critique, des fonctionnaires ayant troqué le tiers-mondisme de leurs prédécesseurs pour un néolibéralisme de bon aloi. En témoigne leur recours systématisé à des consultants privés du type Big Four ou leur intérêt affirmé pour la consom’action. L’accent mis, dans les programmes officiels, sur les questions climatiques, de genre et des droits humains ne dément aucunement cette tendance dès lors que chacun de ces sujets dispose d’une version compatible avec la pratique néolibérale : la croissance verte, le féminisme libéral et la conception opportuniste et minimaliste des droits humains.

Une responsabilité partagée ?

Le fait est que les ONGD jouent le jeu dicté par l’État, seul moyen pour elles de faire bénéficier leurs partenaires des Suds d’aides publiques. Souvent, toutefois, elles surjouent, cherchant à bien faire les choses en apportant leur touche personnelle. Le résultat en est une couche supplémentaire de contraintes pour les organisations partenaires. Avec l’« approche Programme », qui a remplacé l’« approche Projet »1⁰, les ONGD ne font autre chose que d’amener leurs partenaires à s’inscrire dans un mode d’action et à adopter des méthodes qui ne sont pas les leurs. En sophistiquant un programme au-delà des attentes ministérielles, elles contraignent davantage encore leurs partenaires, très diversifiés, à s’inscrire dans un schéma commun. Nous énonçons à leur égard des exigences bureaucratiques, techniques, opérationnelles et méthodologiques du même ordre que celles que nous reprochons aux autorités de nous imposer : diversifier les modes de financement ; développer des collaborations entre partenaires ; agir dans les domaines d’intervention communs ; poursuivre les mêmes résultats, selon des critères et avec des modes de restitution identiques pour tous. Et, si d’aventure, notre partenaire peine à adapter son action à nos exigences, parce que, par exemple, il ne réunit pas les compétences techniques requises, il risque d’être privé de soutien alors même que la qualité de son activité n’est pas en cause. L’ensemble de ces processus imposés par le cadre étatique devient, au fil du temps et des échanges avec notre tutelle, un environnement naturel et intériorisé. L’instrumentalisation finit, petit à petit, par être consentie.

Le plan individuel est, lui aussi, le terrain de responsabilités partagées. Les coopérants tirent de nombreuses valorisations de leur rôle stéréotypé : le plaisir des voyages au loin, la participation aux conférences et aux réseaux internationaux, l’accueil dans les régions bénéficiaires, la reconnaissance par les partenaires, le statut de celui ou celle qui maitrise la méthode au goût du jour. Et, expression de sa volonté de fidéliser, le partenaire rencontre souvent les attentes non dites des coopérants par son accueil chaleureux et son enthousiasme poli. Il est permis de penser que ces valorisations, plus symboliques que matérielles mais largement appréciées (elles compensent la fadeur des tâches bureaucratiques), amènent les professionnels des ONGD à faire corps avec le fonctionnement colonial de leur profession et à négliger les dimensions problématiques de leur activité : la posture surplombante, la participation aux dispositifs productivistes, l’impact climatique, les dépenses disproportionnées, ... Cette identification est confortée par la surestimation systématique du poids de leur apport propre. Les motivations individuelles des acteurs et des actrices de la coopération participent, à leur façon, à la perpétuation des mécanismes de domination. Comme les missionnaires du passé, ils et elles sont des maillons d’une mécanique qui mène à des résultats opposés à ceux qui sont projetés.

Le bien produit à l’échelle micro – les effets immédiats de leur action concrète – n’altère en rien le mal de l’échelle macro – le système de domination que leur action contribue à légitimer. Faire ce constat est une expérience douloureuse que le secteur tend à épargner aux siens en participant à l’édification de mythes (les « Objectifs du Développement Durable », l’indivisibilité des droits humains, …) entretenus par une prose convenue et prête-à-penser qu’il est mal venu de questionner. Parmi ceux-ci, le mythe du partenariat occupe une place centrale. Les organisations des Suds avec qui les ONGD travaillent sont appelés nos partenaires, expression par laquelle les ONGD dogmatisent que ces organisations seraient sur un pied d’égalité avec elles et traitées comme telles. Cette assertion du partenariat, qui rappelle celle de l’égalité contractuelle chère aux penseurs du libéralisme économique, n’a d’autre réalité que formelle. La négociation d’égal à égal est un leurre puisque c’est le canevas de l’État, complété par les propres exigences des ONGD, qui s’impose. L’influence que celles-ci exercent sur l’action de leurs partenaires tire sa force de leur statut de bailleurs de fonds.

Échapper à l’instrumentalisation

Les mouvements sociaux des Suds ne savent-il pas faire ? Et ne savent-ils pas très bien ce qu’ils font ? En prétendant les capaciter, ne cherche-t-on pas simplement à les acculturer à nos conceptions ? L’essentiel, pour nous, n’est pas dans l’empowerment là-bas ; l’essentiel réside dans la résistance au rouleau compresseur de l’économie impériale et cette résistance passe par l’action, ici, contre ceux qui accaparent, exploitent et dominent et ceux qui rendent cette entreprise possible (dont l’État). Agir avec eux revient à les renforcer. Agir contre eux suppose de renoncer à leurs financements, un renoncement qui ne semble toutefois pas concevable pour des organisations qui, bien que non gouvernementales, en sont largement dépendantes. Elles n’ont donc d’autre choix que d’agir de l’intérieur, c’est-à-dire, par une activité laborieuse dans une fouillis de dispositifs institutionnels fonctionnant sur et pour eux-mêmes, souvent conçus pour être inefficaces11 ; un activisme d’accompagnement qui laisse intacts les fondamentaux de l’économie impériale. Ce ne sont pas les contestataires institutionnalisés qui pervertissent les puissantes mécaniques de l’économie impériale, mais celles-ci qui corrompent leur culture et valeurs. La corruption accompagne l’instrumentalisation et je crains que le cadre institutionnel des ONGD ne permette d’échapper ni à l’une, ni à l’autre. Raison pour laquelle mon activisme s’exerce désormais ailleurs.


 

¹J’emploie ici l’expression non conventionnelle d’économie impériale pour caractériser cette économie qui engendre le mode de vie impérial réservé à une minorité mondiale. Le concept de mode de vie impériale est développé par les essayistes allemands Ulrich Brand et Markus Wissen, dans Le mode de vie impériale, Vie quotidienne et crise écologique du capitalisme, Éd. Lux, 2021.
² Lire par exemple Marie Mies et Véronika Bennholdt-Thomsen, La subsistance, Une perspective écoféministe, Ed. La Lenteur, 2022,
p. 73. Gilbert Rist, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Éd. SciencesPo. Les Presses, 2013 (4ème édition).
³ Lire Arnaud Orain, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe– XXIe siècle), Ed. Flammarion, 2025.

⁴ Caroline Broudic, « Les ONG, cheval de Troie du néolibéralisme », Revue Humanitaire 39/2014 et Bertrand Bréqueville, L’humanitaire sous l’emprise du néolibéralisme, Éd. Charles Léopold Mayer, 2021.
⁵ Luxembourg Sustainable Finance Initiative (LSFI) est une association constituée par l’État avec le soutien du privé, destinée à promouvoir et coordonner les initiatives liées à la finance durable. Les ONGD sont souvent invitées à participer aux activités de LSFI.
⁶ IMS Luxembourg, Inspiring More Sustainability qui se définit lui-même comme « le réseau leader des entreprises luxembourgeoises actives en matière de développement durable ».
⁷ Les mécanismes d’optimisation fiscale ne sont qu’une dimension de cette appropriation des bénéfices commerciaux mondiaux par le pays. Sur cette question spécifique, lire dans La transition sera sociale ou ne sera pas, Ouvrage collectif, Éd. Schortgen, 2024, le chapitre consacré à la finance et les références citées.
⁸ Lire Anselm Jappe, La société autophage, Capitalisme, démesure et autodestruction, Éd. La Découverte, 2017.
⁹ Ainsi, lorsque, en 2022, Xavier Bettel, encore Premier ministre, avait mis en place le Klima-
Biergerrot, ses conseillers chargés de l’organisation des travaux du panel s’étaient bien gardés d’ouvrir la discussion sur ces sujets.
¹⁰ En bref, il ne s’agit plus d’aborder isolément les projets soutenus mais de les inscrire dans un programme valant pour tous.
¹¹ Lire Raquel Rolnik, « UN special procedures system is “designed to be ineffective” », in SUR, International journal on human rights, v. 11 n. 20 Jun./Dec. 2014.

Michael Lucas
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