Ce vendredi, la guerre commerciale menée par le président américain Donald Trump contre la Chine plombe l’optimisme qui devrait normalement régner chez Cargolux. La compagnie nationale de fret aérien (à 35 pour cent détenue par des actionnaires chinois, HNCA) vient d’annoncer des « profits exceptionnels » : 448 millions de dollars, un record hors pandémie. Pendant l’épidémie de Covid-19, les suspensions des vols passagers avaient déplacé le fret vers les pure players comme Cargolux et démultiplié leur rendement. Conséquence ? Des résultats mirobolants. La compagnie nationale de fret (détenue, de manière indirecte, majoritairement par l’État) a encaissé 3,3 milliards de dollars de bénéfices entre 2020 et 2022.
La situation est entretemps revenue à la normale du point de vue des capacités de chargement des avions. Mais le e-commerce chinois a pris de l’ampleur depuis 2019 (l’ère pré-Covid) et il souffle dans les voiles du transporteur aérien luxembourgeois. Les plateformes Alibaba et Temu, ou encore le groupe de prêt-à-porter Shein, tous basés en Chine, figurent parmi les principaux clients finaux de Cargolux. Et essentiellement pour servir le marché américain via les lignes TransPac(ifique), les plus rentables.
Mais ce vendredi, c’est la fin des exemptions de taxes « de minimis » sur les biens de faible valeur. Par un executive order daté du 2 avril, Donald Trump a prévu de lever l’exemption de droits de douane sur les importations de biens dont la valeur est inférieure à 800 dollars l’unité, soit une partie significative des marchandises transportées par Cargolux entre l’Asie et l’Amérique du Nord. Reste à savoir lesquelles échapperont à la taxation à 145 pour cent annoncée par le président américain pour les importations chinoises. De nombreux objets bénéficient déjà d’exemptions, comme les téléphones, les ordinateurs ou des composants électroniques. « The imposition of import tariffs by the USA on its trading partners is expected to negatively affect demand for air cargo capacity and disrupt traditional trade lanes », communique Cargolux. Les exportateurs chinois vont négocier la tarification des transporteurs à la baisse, faute de quoi, ils achemineront leurs marchandises par la mer, voie moins chère, mais plus chronophage. Par conséquent le yield de Cargolux risque de baisser significativement.
Lors de la conférence de presse de présentation des résultats à Sandweiler la semaine passée, le président du conseil d’administration, Tom Weisgerber, a dédramatisé. L’ancien fonctionnaire systémique a fait valoir la solidité financière de la compagnie (assise sur des milliards de dollars de cash), mais aussi sa capacité d’adaptation. Cargolux pourrait choisir de nouvelles routes vers d’autres marchés à fort potentiel comme l’Amérique du Sud ou l’Inde. Mais il y a aussi la question de la guerre des droits de douane entre les États-Unis et l’Union européenne. Et là non plus, la direction de la compagnie aérienne ne cède pas à la panique. « Cargolux lässt sich vorerst nicht von Trumps Zöllen einschüchtern », titrait ainsi le Wort jeudi dernier, laissant toutefois entendre que la guerre commerciale engagée par le Républicain pointait en tête des préoccupations. Cargolux est massivement exposée à Boeing avec trente aéronefs de la marque à son actif. Si Washington et Bruxelles se livraient une bataille commerciale à coups de droits de douane à l’issue de la trêve de 90 jours décrétée par Trump, alors Cargolux pourrait souffrir. La Commission européenne avait évoqué début avril des taxes sur les importations américaines de 25 pour cent pour l’aéronautique si Donald Trump lançait l’offensive tarifaire.
De quoi d’ailleurs relancer le débat sur le choix d’avions américains par les compagnies européennes. Historiquement, Boeing s’est quasiment imposé à Cargolux quelques années après la création de la société en 1970. Les avionneurs européens qui se réunissaient dans Airbus accusaient un retard technologique certain sur leur concurrent américain. Au milieu des années 1970, le Boeing 747, surnommé « Queen of the sky » s’est révélé un no brainer. Avec son chargement par le nez, l’aéronef offrait ensuite un avantage déterminant. En 2020, lorsque l’arrêt de sa production a été annoncé par la firme de Seattle, Cargolux s’est posé la question d’un changement de fournisseur pour le renouvellement de sa flotte. Boeing conservait encore des avantages en matière d’aménagement (bien qu’abandonnant le nose loading) mais Airbus était devenu compétitif au niveau qualité-prix.
Changer d’avionneur impliquait toutefois de nombreux défis de maintenance, un gros poste de dépense, autour de 200 millions de dollars en 2023 avec presque 600 personnes affectées à l’entretien des avions, soit quasiment un tiers des effectifs à l’époque (entretemps Luxair Cargo et ses 1 200 salariés ont été repris par Cargolux, dans LuxCargo Handling). Il aurait fallu former et recruter pour travailler sur Airbus (les pilotes aussi d’ailleurs), mais aussi créer un nouveau canal d’acheminement de pièces. Avec probablement plus d’une décennie de transition avec deux marques à exploiter. Cargolux a mesuré les enjeux et a de nouveau opté pour le constructeur américain. En 2022, Cargolux a commandé dix 777-8 F, soit une commande estimée autour de trois milliards de dollars. Une augmentation de 25 pour cent serait donc bien douloureuse pour Cargolux
Selon Bloomberg, le gouvernement chinois a demandé aux compagnies aériennes de suspendre les acquisitions d’avions et de pièces en provenance des États-Unis. Cargolux attend les premières livraisons en 2028 et ne se prononce pas sur le comportement à adopter. Le patron de Ryanair, Michael O’Leary, a lui menacé de retarder ses livraisons d’appareils alors qu’infos et intox se diffusent de chaque côté de l’Atlantique en matière de politique commerciale. Luxair a également passé une commande historique de douze Boeing 737 (autour d’un milliard d’euros selon les pratiques du marché). La compagnie envisage-t-elle aussi de jouer la montre ? « Certainement pas », répond son directeur général Gilles Feith au Land. Luxair attend des livraisons dès l’année prochaine. Six à huit Boeing devraient être livrés sous la présidence Trump. La possibilité pour Boeing de fournir rapidement les aéronefs figurait parmi les critères de sélection de Luxair pour le renouvellement total de sa flotte (complété par l’acquisition de six Embraer plus trois en option). Or, Airbus ne pouvait livrer avant 2030. Les compagnies aériennes font aussi face à une autre réalité : L’autonomie en matière d’aviation en Europe n’est pas pour tout de suite. Entre 40 et 45 pour cent des pièces d’un Airbus sont produites aux États-Unis. Chaque homologation de pièce dure des mois voire des années. Voilà pourquoi le Findel reste suspendu aux décisions de Washington et de Bruxelles.